Santon de solitude

Expo / Le Goethe Institut présente pour la première fois en France des photographies de la jeune allemande Rebecca Wilton. Petite exposition mais grand talent. Jean-Emmanuel Denave


Depuis les époux Becher et l'Ecole dite de Düsseldorf, un vent puissant et glacé parcourt l'échine de la photographie. À partir des années 50, Bernd et Hilla Becher poussent l'objectivité photographique jusqu'à ses limites ultimes avec de froides images d'usines, de châteaux d'eau, de hauts fourneaux, frontales, précises, documentaires, sérielles. Les élèves sont aussi connus que les maîtres : Thomas Struth parti en quête d'absolu à partir du même dispositif formel, Thomas Ruff et ses portraits-photomatons géants d'anonymes, Andreas Gursky métamorphosant l'univers du capitalisme moderne en tableaux démesurés et fascinants... Puissance plastique du neutre donc, lancée par les Becher, et dont l'intensité a été depuis démultipliée par l'utilisation de la couleur et du grand format. Les images de Rebecca Wilton (née à Berlin en 1979) s'inscrivent dans ce sillage illustre avec leur composition extrêmement soignée, leur frontalité à couper le souffle, leurs lumières blanches et froides, et leurs volumes vertigineux. Désenchantement du monde"Que dire des espaces publics contemporains ?" semble s'interroger la photographe. On les imagine spontanément bondés, fourmillant de consommateurs, de passants pressés, de femmes et d'hommes affairés. Fréquentés par des masses anonymes, fluides ou agglutinées, studieuses ou bourdonnantes, avides ou désintéressées, selon le lieu en question et les règles sociales afférentes : piscine publique, supermarché, bibliothèque, salle de concert, gymnase, boîte de nuit... La photographe les donne à voir d'une toute autre façon : désaffectés, désertés, vides de toute présence humaine sauf une, infime, la sienne. Ainsi, personnage minuscule parmi des architectures spacieuses et désolées, Rebecca Wilton apparaît en bonnet de bain et maillot au sommet d'un plongeoir juchant une piscine en ruines ; en imper beige et cabas à la main au fond d'une galerie d'un grand magasin sans activité ; en peignoir sur le seuil d'une grande villa à l'abandon ; en robe de soirée sur la travée d'une salle de spectacle vidée de son public et de ses interprètes... Dans ces espaces ayant perdu toute signification sociale (parce qu'abandonnés ou bien fermés à ce moment là au public), Rebecca Wilton s'évertue malgré tout à tenir le rôle de la situation, à adapter sa tenue et sa posture jusqu'à l'absurde, telle un santon esseulé au milieu de "crèches" urbaines dénuées de divinité et d'humanité. L'effet de contraste est saisissant : entre la monumentalité des espaces et la dimension dérisoire du personnage, entre la masse d'utilisateurs attendue et la présence unitaire d'un individu représentant finalement tous les autres... Avec Rebecca Wilton, les foules sont définitivement solitaires et les lieux urbains des espaces infinis dont l'absurdité et le silence éternels effraient.Rebecca WiltonAu Goethe-InstitutJusqu'au 6 avril.


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