Et Bourguedieu créa Eden

Expo / Les photographies de la série Eden signées Christophe Bourguedieu ressemblent aux plan fêlés d'un road-movie parmi les êtres et les espaces contemporains. Elles pénètrent le regard comme les vapeurs de musiques et de petites fictions belles et tristes. Jean-Emmanuel Denave


Prendre un appareil photo et partir en Arizona, en Californie... Faire route et images vers un Eden improbable. Penser à William Eggleston et surtout à Stephen Shore, photographes-poètes de la couleur, de l'étrangeté du quotidien et du lyrisme tapi sous la moindre écaille de banalité. Ecouter le Velvet, Sonic Youth, les Pixies, les Doors ; pousser le volume dans la pénombre des routes désertes. Partir vers la lumière qui descend, le mutisme des signes effacés, la solitude des quartiers suburbains, la chaleur des lumières orangées se brisant sur la glace d'autres grises et bleues, vers les portes closes et les visages mi-clos. Partir, faire mourir un peu d'avenir, s'échouer lentement sur la ligne flottante et vaporeuse du présent. De l'avenir dire : "je ne sais pas", c'est trop vague, cotonneux. Ou bien chanter : "L'avenir n'est plus ce qu'il était" (les Doors). L'Eden est généralement l'image de ce qui nous arrivera après, et la photographie habituellement l'image de ce qui nous est arrivé avant... Promesses et traces, espoir et nostalgie, beauté et trivialité, fiction et document : tout cela Bourguedieu ne l'oppose pas, mais le fond l'un dans l'autre, l'entrelace dans le baiser flou et sans profondeur de champ de ses photographies, parmi les mailles de temps flottant et suspendu de ses images.Pas une utopie, juste un frissonPartir loin, Californie ou Arizona, pour vérifier que là-bas comme ailleurs, l'Eden est un rideau vague et granuleux tombé à la verticale du présent et du réel. Éternité ici et maintenant. Éternité qui, c'est vrai, est un peu maussade, un peu moche, avec ses bouches d'aération et ses lèvres chagrines. Éternité entre chien et loup, bosquets et lignes électriques, tenture vert glauque et sillon des seins d'une prostituée, halos des phares et coulée de cheveux blonds sur le cuir noir, vermillon d'une robe de soirée et grisaille d'un couloir d'hôtel... Les photographies de Bourguedieu sont ces fragments rognés au monde contemporain qui disent si bien cet Eden un peu délavé qui porte néanmoins, comme à bout de bras, un reliquat de chair et d'aura. Sur ces routes aveugles, dans ces bâtisses closes, à la surface de ces visages perdus, quelque chose toujours peut se projeter, se raconter : des affects, un peu de désir, une histoire sans importance. Telle cette envie de demander à la jeune Mexicaine pensive au bord de la route quels sont ses nom et adresse. Buée de petites questions et petites fictions, comme la caresse oblique d'une lumière sur la chair éteinte des corps et des lieux. La photographie, cette façon de regarder la vacuité contemporaine, tout en laissant s'y glisser le frisson d'un peut-être...Christophe Bourguedieu"Eden" au Bleu du CielJusqu'au 16 mars


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