Entretien avec Arnaud Desplechin

Arnaud Desplechin, cinéaste, conclut l'année en beauté avec son film le plus abouti, "Rois et reine". Propos recueillis par Christophe Chabert et Emmanuel Alarco


Petit Bulletin : Y a-t-il une méthode pour introduire de l'action dans vos films, surtout dans celles qui sont a priori de simples conversations ?

Arnaud Desplechin : Cela dépend. Il y a des stratégies d'écriture et d'autres que je trouve dans le travail que je fais avant que l'équipe et les acteurs arrivent. Il faut trouver des gestes, des attitudes qui arrivent à poser la signification autrement que par la langue. Qu'il n'y ait rien qui ne signifie pas. Cela permet de jouer avec un texte. Il y a un geste dans le film que je trouve absolument déchirant, quand Emmanuelle apprend que son père est malade. Elle dit : "C'est une nouvelle terrible", et là elle prend son sac à main, et elle le pose devant elle. C'est un geste absurde, mais qui signifie beaucoup : comme si elle voulait se cacher ou s'enfuir. Toutes les vertus poétiques du texte sont modifiées.

Est-ce que c'est une manière de faire du spectacle avec ce qui n'en est pas ?

C'est du cinéma. Le cinéma, c'est un art de l'action. C'est la différence avec le théâtre. Les acteurs, il faut qu'ils puissent acter de la parole. Je ne saurais pas en faire de la théorie, c'est avant tout une pratique. Par exemple, dans la scène entre Ismaël et la psy, ils sont de chaque côté du bureau et ils parlent. Ismaël commence à lui dire que les femmes n'ont pas d'âme, alors qu'elle est du côté du pouvoir. Elle se lève et elle va s'asseoir sur une chaise juste à côté de lui pour lui montrer qu'elle n'a pas peur, alors que lui est terrifié, il recule pour aller s'asseoir tout au fond. Après, il se rapproche pour finir de l'insulter, elle prend ses affaires et elle s'en va. Ce sont les déplacements des acteurs qui véhiculent le sens. Du coup, le texte est en plus.

Vos films très dialogués sont en fait mis en scène comme des films muets...

Ben oui. Dans la scène où le père de Nora est en chaise roulante, elle l'a perdu, elle le cherche partout dans l'appartement, elle le voit à son bureau. Elle prend une chaise d'enfant en osier, et elle se met au pied de son père en train d'écrire. La chaise roulante, le tabouret d'enfant, le fait qu'elle ait dit avant que le bureau de son père était sacré : on pourrait supprimer les dialogues, le plan est tellement émouvant qu'il peut s'en passer.

Rois et reine est composé de deux parties, une tragique, une comique, mais vous y intégrez d'autres genres, comme la scène du hold-up...

Oui, ou la plongée dans le passé quand elle est à l'hôpital, sa jeunesse quand elle avait vingt ans, toutes les strates de temps accumulées. Mais ça vient des scènes, ce n'est pas une stratégie. Quand elle se bagarre avec Ismaël, j'ai conçu ça en trois rounds. Je regarde le décor, et je me dis "là, ce sera le premier round, là ce sera le deuxième, là ce sera le troisième". Le décor naturel permettait ce côté retour sur le ring, comme un petit taureau qui défend son fils. Par contre, pour la mort de Pierre, c'est venu très tard. Je pensais que si je filmais tout de suite en chambre de bonne, on risquait de se faire prendre au piège du naturalisme. Les acteurs vont crier trop fort, ils vont se faire peur, on ne va pas voir et comprendre la qualité de leur amour. Donc j'ai décidé de la filmer une fois sur un plateau vide, avec le minimum : un lit, un mur, une porte, un bureau et un pistolet. Décomposer les éléments : qu'est-ce qui s'est passé ? À quel moment elle a peur ? À quel moment ce type bascule ? Ensuite, je retournerai la scène dans une vraie chambre de bonne. Mais c'est venu au dernier moment, c'est la scène qui a commandé.

On a le sentiment que vous accumulez des couches au tournage, et que c'est au montage où vous les utilisez. Mais on sent que c'est très spontané, qu'il y a toujours de l'envie...

On est obligé de penser au plaisir du spectateur, mais on veut que tout serve. Je préfère réfléchir après. Quand je tourne, je dois faire l'acteur et le spectateur, et je ne sais pas ce que je fais. Je vais prendre un exemple concret : j'avais écrit une scène de hold-up. Et à une semaine de l'avance sur recettes, j'avais dit à Roger Bohbot, le co-scénariste : "Cette scène est vachement bien, mais si on n'a pas trouvé ce qui se passe dans cette scène, on l'enlève". On discute et au dernier moment, on trouve cette interprétation. Tout fait que Ismaël doit adopter Elias : son père est adopté, son cousin est adopté, son beau-cousin est adopté. Il doit rattraper le fait que son père a été adopté. Et il voit qu'en fait son père est indestructible, qu'il n'y a aucune blessure, il n'a pas de problème. Il arrive, il lui fait signer les papiers d'adoption, tout se passe très bien. Ensuite, il y a le hold-up et lentement tout commence à bouger. Ismaël va s'humaniser, et cela va le conduire à la scène avec Elias. Comme l'interprétation marche, on peut garder la scène.

Il y a toujours dans vos films une dimension feuilletonnesque. On se demandait si Arnaud Desplechin cinéaste était prêt à concevoir une série télé ?

Je comprends que la question se pose, surtout en ce moment où les fictions américaines sont passionnantes. Mais c'est une partie de l'histoire du cinéma qui n'est pas écrite. D'ailleurs, ça ne s'écrit pas l'histoire du cinéma, c'est un art populaire. Mais dans l'histoire du cinéma américain, la télé a très vite créé des séries absolument épatantes, elle est devenue une dimension du cinéma américain. En France, ça a toujours été atterrant.... Ce feuilleton télé, tous les gens en rêvent. Mais on n'a pas les références, les techniques de production, la manière de regarder les choses. Il y a des gens qui ont essayé, comme Pierre Chevalier avec Tous les garçons et les filles de leur âge. C'était très bon, mais c'était des films à part entière, d'ailleurs la plupart sont sortis en salles. En France, ça ne se termine pas par des chansons, ça se termine en films.


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