Beckett par la bande

Deux spectacles permettent cette semaine de découvrir Beckett «autrement», par la bande ou la sarabande : un Beckett chorégraphié dans la reprise de May B, chef-d'œuvre de Maguy Marin, et un Beckett méconnu à travers l'adaptation rare et réussie de son récit Le Dépeupleur. Jean-Emmanuel Denave


Ils sont tout de même terriblement affreux ces dix personnages abandonnés sur une scène vide cernée d'obscurité. Cinq hommes et cinq femmes en caleçons longs et chemises de nuit plus que douteux, cheveux gominés au saindoux et gueules de plâtre aux reflets verdâtres avec, au milieu, des yeux exorbités, hagards... Ils sont terriblement affreux, et tout aussi terriblement et fidèlement nous ressemblent bien sûr... May B, véritable condensé d'humanité imaginé par la chorégraphe Maguy Marin en 1981 (depuis, la pièce a connu un succès exceptionnel pour la danse contemporaine avec quelque 600 représentations !), résonne comme rarement avec l'œuvre de Beckett et son petit peuple de vagabonds loqueteux, de clowns, de vieillards moribonds et d'épuisés mi-drolatiques mi-tragiques. Tout droit sortis du néant pour très vite y retourner, nos dix olibrius vont entre-temps expérimenter quelques menus gestes, s'essayer à deux ou trois rencontres, éructer quelques sons, claquer leurs mâchoires sur de grosses carottes, s'accoupler laborieusement, vivre quoi ! À petits pas glissés et saccadés sur un sol poussiéreux, poussant craintivement leurs pantoufles jusqu'à la proche station immobile suivante, et jetant par intermittences des regards effrayés vers une menace indéterminée, leur danse du peu est à la fois dérisoire et poignante, triviale et abyssale. Pour finir encoreLe spectacle, baigné de lumières expressionnistes superbes, se divise en plusieurs séquences dont la musique donne souvent le «la» : Schubert, Gavin Bryars, Gilles de Binche... Ou encore, et plus étonnant, cette batukada de carnaval qui déclenche une danse bouffonne et grotesque, à se taper littéralement le cul par terre et exécuter des portés et des roulades aussi gracieux qu'une bourrée auvergnate. La danse du peu se transforme parfois en danse du gros, et May B avance ainsi en variations d'affects et de sensations : du rire aux larmes, de l'immobilité au mouvement, de la violence à l'érotisme, de la cohue à la solitude, de la boustifaille à l'angoisse... La comédie humaine fuit de partout, jusqu'aux masturbations épileptiques et aux balbutiements ahanés, grognés, parfois articulés en «Fini, c'est fini, ça va peut-être finir». À plusieurs reprises, le tapage vocal des personnages mêlé aux envolées lyriques des violons de Schubert s'avère étonnamment bouleversant... Ici comme dans ses autres pièces, Maguy Marin fait preuve d'une sorte de génie de la mise en scène chorale. Son chœur (de corps, de musiques et de lumières) alterne systoles et diastoles, fermeture et ouverture, magma des corps et individuation, apparition et disparition, silence et cri... Soit le battement, le rythme, le mouvement de la vie tout simplement.Bonne leçonQuestion mouvement, les deux cents hommes, femmes et enfants du Dépeupleur tournent plutôt en rond dans leur étrange cylindre clos, de cinquante mètres de pourtour et seize mètres de haut. Certains, cependant, ont définitivement renoncé à marcher ou à faire la queue en bas d'innombrables échelles donnant accès à des alvéoles et des niches, objets de toutes les convoitises. «De tout temps le bruit court ou encore mieux l'idée a cours qu'il existe une issue. Ceux qui n'y croient plus ne sont pas à l'abri d'y croire de nouveau...». Ebauché en 1965 et achevé en 1970, Le Dépeupleur est considéré comme l'un des textes les plus énigmatiques (c'est dire !) de Samuel Beckett. Il se présente sous la forme d'une sorte de traité scientifique (cosmogonique, anthropologique, éthologique) décrivant les conditions d'existence (jusque dans leurs plus petits détails : luminosité, température, sonorités, taux d'humidité...), les règles, les codes et les lois régissant l'existence de ce peuple voué à grimper sur des échelles et à chercher des issues au sein de son espace de vie cylindrique... Seul sur une scène en demi-cylindre blanc, vêtu d'un frac noir et coiffé d'un chapeau melon, Michel Didym dit le texte de Beckett comme s'il animait une conférence scientifique, s'appuyant parfois sur quelques schémas dessinés sur les parois qui l'entourent. Il campe le rôle d'un professeur enjoué et anachronique, mâtiné aussi de l'humour d'un Charlot et de l'enthousiasme inoxydable d'un vendeur de foire ou d'électroménager. Sa voix décrit, cherche à convaincre de l'improbable, souligne les bizarreries désopilantes du récit, ou suspend son cours au-dessus de ses insondables mystères. Cette adaptation du Dépeupleur co-signée par Michel Didym et Alain Françon prend le parti réussi d'un certain détachement et de l'humour, fidèle en cela à l'œuvre de Beckett dont la profondeur et le tragique sont inséparables du rire.May B de Maguy Marin le 17 janv. au CCN de Rillieux-la-Pape, le 29 janv. au Centre Théo Argence de Saint-Priest et le 21 mars au Théâtre Jean Vilar de Bourgoin-Jallieu.Le Dépeupleur de Samuel Beckett, réalisation Michel Didym et Alain Françon, jusqu'au 26 janv. aux Célestins.


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