Big Bisons

Tête de chamois empaillée, bisons fantômes et mélodies country au charme cotonneux, Moriarty trimballe sur la route l'inquiétante étrangeté d'une Amérique à l'ouest. Règlement de comptes choral au Kao. Stéphane Duchêne


Magie d'un pays bâti sur des mythes, il existe aux États-Unis un animal qui n'existe pas : lièvre aux bois de daim, le Jackalope trône sous forme de statue dans de nombreuses villes dont il est une mascotte officieuse.
Le très funny Ronald Reagan qui possédait un trophée de chasse de ce dahu US aimait taquiner le journaliste étranger en prétendant s'adonner à la chasse au Jackalope, légale dans l'Etat du Wyoming où l'on délivre pour de vrai un permis spécial valable uniquement le… 30 février.
C'est à ce genre d'hallucination collective et folklorique que fait penser Moriarty. Et pas seulement parce que la chanteuse du groupe, plantureuse cabaretière aux yeux émeraude et hybride vocal de Peggy Lee et Billie Holiday, ne se sépare jamais de Gilbert, une tête de chamois empaillée qui ressemble beaucoup au Jackalope.
Comme un lapin cornu, ce groupe produit par Jérôme Deschamps et Macha Makeïeff (Papa et Maman Deschiens) juxtapose des attributs antagonistes et dépareillés (tradition irlandaise, country-blues et quatre nationalités pour six membres) pour accoucher d'une singulière créature musicale, entre country désuète à la Hank Williams et cabaret rapiécé à la Kurt Weill. Sur la route
Sur scène, regroupés en quinconce derrière un unique micro, ou sur leur album Gee Whiz But This Is a Lonesome Town, Moriarty évolue dans une atmosphère hors du temps et désincarnée. Comme une réunion de revenants qui continueraient à faire tourner un saloon fermé depuis 1889 pendant que le piano joue tout seul et que la poussière plie les poutres.
C'est cet univers-là, à la fois très précis, soucieux du détail, et totalement évanescent qui a dû charmer les Deschamps/Makeïeff. Ce côté bric-à-brac, où les percussions sont heurtées sur une vieille valise. Cet amour du nonsense matérialisé par Gilbert le chamois ou par le clip de Jimmy, figurant au sens propre un Far West de carte postale dans lequel les bisons prennent le train.
De bisons, il en est d'ailleurs beaucoup question, pas tant peut-être pour la dimension folklorique de l'animal que pour ce qu'il représente : une figure de l'errance et de l'extinction, le symbole de ce que l'Amérique a perdu en gagnant tout le reste, la trace de fantômes qui ne hantent plus que les routes. Sur la pochette du disque, reproduisant un envoi postal d'époque, une mention loin d'être hasardeuse : «Cette correspondance n'a pas trouvé destination et sera prononcée apatride si non réclamée».
Ni France, ni USA, ni ailleurs, mais toujours «sur la route», comme un certain héros de Jack Kerouac, inspiré de son ami Neal Casady et baptisé Dean… Moriarty.« Gee Whiz But This Is a Lonesome Town » (Naïve)


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