Vinaver, l'infiltré


Portrait / Alors qu'il est relativement peu joué pour un dramaturge de sa stature, Michel Vinaver a une production éditoriale très vaste puisqu'outre ses deux romans, de nombreuses traductions (Eliot, Shakespeare, Gorki…) et quelques essais, on retrouve également l'intégralité de son œuvre dramatique chez Actes Sud et l'ensemble de ses Écrits sur le théâtre (notamment aux éditions de l'Aire théâtrale). Dans ce recueil de textes critiques et d'entretiens qui couvrent vingt-cinq années de travail, Vinaver interroge les enjeux de l'écriture dramatique et du geste théâtral avec une profonde acuité. Tenant d'un théâtre accessible («Le théâtre qui se présente sous les espèces du scandale est un théâtre vain parce qu'il s'enlève le moyen de toucher. Instrument révolutionnaire, le théâtre ne l'est pas comme les autres en ce qu'il exige, de la part du spectateur, acquiescement préalable à l'effraction dont il sera le siège»), il considère aussi que l'auteur doit rester à distance des enjeux financiers. C'est ainsi qu'en parallèle de son activité d'écriture, Vinaver mena ce qu'on peut appeler une «brillante carrière» au sein de la société Gillette, dont il fut le PDG pendant de longues années ! Une duplicité, presque une schizophrénie, qui permet au théâtre de Vinaver d'ausculter comme aucun autre le monde du travail et de l'entreprise : c'est le cas de La Demande d'emploi, Les Travaux et les jours, À la renverse et, bien sûr, de Par-dessus bord. Lorsqu'on songe que cette dernière fut créée en 1969, on se rend compte du pouvoir visionnaire des pièces de Vinaver, qui a su très tôt imaginer et anticiper l'évolution du marché du travail et interroger les dérives du capitalisme triomphant en étant à la fois dedans et dehors. C'est (entre autres) dans cette infiltration du monde de l'entreprise par un écrivain de talent que réside la singularité et le prix de l'œuvre de Vinaver : «Je crois dans la nécessité qu'il y a, pour l'auteur de théâtre, d'être, à priori, excentré. D'opérer sa fonction par un continuel bond à l'écart. D'être inassimilable. De ne pas adhérer (en tant qu'écrivain) mais de faire un va-et-vient constant entre l'imbibation et la prise de distance». Yann Nicol


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Il est beau, vu à l’extérieur