«Je les enferme dans ma caméra»

Entretien / Gilles Pastor présente sa Conversation avec la Léa pendant le week-end Ça Tchatche ! Propos recueillis par Dorotée Aznar


Petit Bulletin : Pouvez-vous nous expliquer en quoi consiste cette création, s'agit-il uniquement d'une projection vidéo ? Gilles Pastor : Il s'agit d'une vidéo mise en scène. C'est entre l'installation et le spectacle ; on pourrait parler d'un spectacle qui mêle vidéo, acteur-technicien et machine à fumée. Concrètement, la Conversation avec la Léa est un plan-séquence de 25 minutes, les images n'ont pas été montées du tout. Qui est la Léa ?
La Léa est une fermière qui vend des tomes. Depuis quinze ans, elle est sourde, son langage s'est altéré et cela rend son commerce compliqué. En fait, ce plan raconte la difficulté de s'exprimer, pour elle et pour moi, c'est une sorte d'autoportrait sur la difficulté de s'exprimer. Comment avez-vous rencontré cette femme ?
La Léa vit dans le village de mon enfance. Mes tantes vont acheter des fromages chez elle, je les ai accompagnées. Puis j'y suis retourné, seul. Au départ, il ne s'agissait pas d'un projet artistique, je voulais capturer un moment. Plutôt que d'enfermer les moments dans ma mémoire, je les enferme dans ma caméra, c'est un peu névrotique. Il y a des moments de ma vie où il faut qu'il y ait une caméra, ce ne sont d'ailleurs pas forcément des moments intimes. Ce qui m'intéresse dans l'autofiction, ce n'est pas de parler de moi mais de partir d'une chose minuscule afin de l'ouvrir à l'universel. Vous travaillez sur le temps qui «ne sert à rien»…
On ne s'accorde jamais de temps vide, des arrêts pendant lesquels rien ne se passe. Ici, j'essaie de montrer comment en vingt minutes, rien ne se dit. L'empathie se noue hors des mots. Je travaille avec du matériel de vidéaste du dimanche pour garder les imperfections de l'image et du son. J'ai voulu voir ce que la caméra numérique peut produire comme sons et les informations que ces sons nous donnent sur l'espace, le bruit des insectes, les cloches des vaches, la violence du vent dans le micro pour un entendant… Mais ce n'est pas le handicap qui m'intéresse. Ce qui est vraiment étrange dans cette séquence ce n'est pas la Léa. Elle est à sa place. L'étrangeté, c'est la caméra, c'est ma présence. La Léa sait-elle que vous la filmez ?
Quand elle me demande si je filme… Je lui réponds non…


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Sans état d'âme