La quatrième dimension

Expo / L'Institut d'Art Contemporain réunit huit jeunes sculpteurs qui tordent l'espace en tous sens pour mieux le réinventer, le donner à imaginer, le remettre en question et en fictions. Jean-Emmanuel Denave


Née à la fin du XIXe siècle, l'idée de modernité artistique est grossièrement la suivante… Fi des œuvres inféodées aux grands récits, à la narration ou à l'illustration des petites ou grandes histoires (mythologiques, religieuses, politiques, sociales). Place à un art autonome déployant ses propres forces plastiques, place aux surfaces et aux lignes libérées de leurs tutelles vieillottes et mutilantes… Cela débute avec Manet et les impressionnistes et aboutit peu à peu, notamment, à l'abstraction formelle : pur déploiement de lignes et de couleurs qui refusent toute interprétation ou signification autres qu'elles-mêmes. «Ce que vous voyez, c'est ce que vous voyez», disait le peintre Franck Stella dans les années 1960. La formidable exposition du Musée des Beaux-Arts, Repartir à zéro (jusqu'au 2 février), montre qu'entre 1945 et 1949, une nouvelle génération d'artistes abstraits apparaît : des Rothko, Pollock, Newman ou Soulages qui, s'ils reprennent à leur compte, peu ou prou, le vocabulaire de l'abstraction géométrique «pure», n'en dénient plus pour autant l'expression des tragédies humaines, ni certains liens avec la psyché, des affects, des idées diffuses… Sculpter l'imaginaire
Du côté de la sculpture, on assiste à une sorte de balancement analogue : après le grand mouvement de la sculpture minimaliste, la fascination pour des volumes géométriques purs et autonomes, de nouveaux artistes, héritiers du vocabulaire minimaliste (et le réutilisant à leur compte), rouvrent la sculpture à de nouveaux horizons. «Sculpteurs qui entendent explorer l'espace dans ses multiples acceptions : celui généré par le corps du spectateur, le volume architectural, l'espace mental et imaginaire, l'étendue cosmique… en le sondant, le contraignant, l'outrepassant, le réinventant», indique le dossier de presse de la nouvelle exposition de l'IAC, Fabricateurs d'espaces. Les huit artistes (la plupart trentenaires) réunis à l'IAC ne sont peut-être pas des pionniers à proprement parler, mais ont en effet pour particularité d'ouvrir la sculpture à de nouveaux horizons, et même à de nouvelles «dimensions», jouant avec celles du temps, de l'imaginaire, de la fiction… L'Autrichien Hans Schabus a par exemple entouré la façade de l'IAC d'une haute palissade en bois brut, gommant l'identité du centre d'art qui semble ainsi être en plein chantier. À l'intérieur, on découvre les ossatures métalliques de formes alambiquées et évidées de Vincent Lamouroux (AR.09). Un paysage désolé et désarçonnant qui ne prendra tout son sens que plus tard (voir notre interview de l'artiste), à la découverte d'une autre pièce de l'artiste : AR.07, salle totalement blanche où s'agglutinent ici et là des cubes, chaos glaciaire où la géométrie semble se greffer à un processus organique. C'est là l'une des pièces les plus fortes de l'exposition, emblématique aussi de cette «nouvelle sculpture» à la fois minimaliste, étonnante visuellement et invitant en effet à y inscrire, comme sur une grande page blanche en trois dimensions, quelque récit ou interprétation de son choix… Scruter l'inconscient
Plus sobre encore, la National Chain de l'Américaine Rita McBride obstrue le parcours du visiteur avec une vaste grille suspendue à un mètre de hauteur qui l'oblige à se courber pour pouvoir progresser. Non loin de là, l'Allemand Michael Sailstorfer frotte un pneu de voiture contre une cimaise, déploie sa colonne lumineuse infinie (mais visible seulement à la nuit tombée), ou capte les ondes de nos déplacements autour de la partie supérieure d'un réacteur de centrale atomique pour les traduire sous forme sonore… Ça tourne aussi ou presque avec les quatre immenses ailes de moulin de Guillaume Leblon envahissant l'espace d'exposition, détruisant même certaines cloisons. Et Björn Dahlem de tenter l'impossible : représenter à l'aide de néons, d'ampoules, de lattes de bois et d'une structure pour le moins biscornue et étrange, le phénomène du «trou noir» ! Malgré quelques couacs (un Evariste Richer qui présente des œuvres assez fades ; une installation de Guillaume Leblon qui ne fonctionne pas ; un gag de Jeppe Hein un peu fumeux…), l'exposition de l'IAC s'avère des plus intéressantes. Les artistes n'y donnent plus seulement à percevoir mais à penser, à inventer, à réfléchir. Et pour reprendre le titre du livre de Georges Didi-Huberman, «ce que nous voyons» ici est inséparable de «ce qui nous regarde», nous étonne, nous interroge…Fabricateurs d'espaces
À l'Institut d'Art Contemporain de Villeurbanne jusqu'au 4 janvier.


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