Lola en suspens

La reprise de Lola Montès de Max Ophuls dans une version inédite et restaurée permet de redécouvrir ce film étrange et somptueux, en balance entre deux âges du cinéma. Christophe Chabert


On gardait le souvenir d'un film somptueux, de plans-séquences vertigineux, d'une explosion de couleurs, d'une narration éclatée… Tout cela est bien dans Lola Montès, mais cette reprise dans la version voulue par Max Ophuls (ses producteurs en avaient coupé une demi-heure à sa sortie en 1955) et dans une copie soigneusement restaurée, oblige à creuser plus profond le mystère qui émane de cette œuvre inclassable. Lola Montès était une jeune danseuse se pliant au désir des hommes dont elle faisait ses amants, traversant une époque de turbulences en passant d'un pianiste célèbre à un officier alcoolique, d'un Roi sourd et vieillissant à un jeune révolutionnaire fougueux. Mais là voilà attraction principale d'un cirque tenu par un Monsieur Loyal aussi drôle qu'inquiétant. Le film s'ouvre sur ce que l'on croit être l'ultime tour de piste de Lola, puis remonte le temps par des flashbacks relatant les aventures amoureuses d'une femme qui se perd à force de n'être que le reflet des fantasmes des autres. Ophuls brouille pourtant sans arrêt les repères du spectateur : la reconstitution historique se confond avec celle, minimaliste, du cirque dans lequel se rejoue l'histoire de Lola, avec elle-même dans son propre rôle mélancolique.Merci et adieu !
L'élégance d'une caméra toujours en mouvement, qui se promène au milieu d'un faste baroque en s'accrochant aux décors avant d'enfouir les personnages sous des couches de paravents et de grilles, contraste avec la cruauté du propos. Dès la première apparition de Peter Ustinov, venu présenter à Lola son projet de numéro retraçant son existence, le dialogue se fait coupant, dur, cynique. Cette danseuse qu'il juge médiocre n'est pour lui qu'un objet romanesque à forte valeur ajoutée. Mais la confrontation entre ces deux personnages est aussi pour Ophuls la rencontre houleuse et décisive entre deux âges du cinéma, l'un à son crépuscule et l'autre à son aurore : Ustinov, dont chaque réplique est ponctuée d'un aparté dit avec naturel et détachement, est cet acteur moderne dont l'objectif est de muséifier définitivement l'actrice patrimoniale qu'est devenue Martine Carol. Raide et pâle comme une poupée de porcelaine, Carol n'est déjà plus qu'un fantôme grimaçant du cinéma français commercial. Tout Lola Montès tend vers sa stupéfiante image finale : une foule qui fait la queue pour lui toucher la main en échange d'un dollar. Elle dit à chacun «Merci» ; mais ces «Merci» ont déjà le goût amer des «Au revoir».Lola Montès
de Max Ophuls (1955, Fr, 1h50) avec Martine Carol, Peter Ustinov…


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