Ailleurs, c'est ici

La 23e Fête du livre de Bron met le cap sur l'ailleurs, cet espace loin de nos contrées mais également ce repli intime qui permet d'aller au devant du monde comme au devant de soi. Nadja Pobel


«Les livres qui m'ont le plus marqué, ce sont les collections de récits de voyages». On n'a pas oublié la confidence de Jean-Marie-Gustave Le Clézio dans son discours prononcé lors de la remise de son prix Nobel en décembre dernier. Ce prix couronne un écrivain qui n'aura eu de cesse de donner la parole aux tribus amérindiennes avant de revenir vers sa terre maternelle, Nice dans Ritournelle de la faim. Mais c'est bien en tant que Français et Mauricien, insiste-t-il, qu'il reçoit les honneurs de l'Académie suédoise. Ce besoin de lutte contre l'ethnocentrisme s'est théorisé l'an dernier autour de Le Clézio, Alain Mabanckou et d'autres dans le Manifeste des 44. Ce texte paru dans Le Monde en mars 2007 a fait voler en éclats une conception trop condescendante de la francophonie, «dernier avatar du colonialisme». Ces écrivains conçoivent alors le français comme une «langue sans frontière et non plus comme l'expression d'un lieu historique» ; voyager comme seule manière d'avancer. Camille de Toledo viendra dimanche débattre de cette littérature-monde qu'il égratigne dans son essai Visiter le Flurkistan, écho au Farghestan — terre imaginaire du Rivage des Syrtes — de Julien Gracq, l'écrivain immobile. Le Lyonnais mentionne que la seule voie d'accès au monde ne se limite pas «à la palpation concrète».Fuir ailleurs
Pour cette 23e fête du livre, la littérature endosse aussi un rôle politique quand elle regarde l'ailleurs du point de vue de ceux qui n'en ont pas fait le choix. Sasa Stanisic ou Atiq Rahimi se sont exilés et ont choisi d'écrire sur la terre qu'ils ont quittée, mais dans la langue de celle qui les accueille et qui leur offre la liberté. Rahimi, pour son premier roman en français, obtient le Goncourt avec Syngé Sabour, cette pierre de patience à laquelle son héroïne aurait pu se confier pour se débarrasser de la violence qui lui est infligée en Afghanistan. Sasa Stanisic, trentenaire, pourrait aussi bien être leader des Franz Ferdinand, mèche dans les yeux, esprit pop et pétillant en bandoulière. Pourtant, il trimbale depuis ses 14 ans un exil pour l'Allemagne, car sa ville bosniaque de Visegrad n'était plus fréquentable aux débuts des années 90. Il écrit en allemand car c'est la langue qu'il "maîtrise le mieux", dit-il dans un… anglais parfait ! L'ailleurs pour lui, c'est bien sûr l'Allemagne, mais peut-être encore plus son lieu de naissance, où il revient désormais chaque année et qui est le théâtre de son délicieux récit Le Soldat et le gramophone. Avec un humour et une gouaille insatiables, il fait le portrait de ce grand-père qui l'a initié à l'art de raconter des histoires, un grand-père mort devant la télé en 9 secondes 86, au moment où Carl Lewis remportait le 100 m des Jeux de Séoul. Ensuite, il y aura l'ailleurs avec la violence d'aller où il n'a pas choisi. Audace aussi du côté de Tierno Monénembo qui retourne en Guinée mais dans la peau d'un colon blanc et retranscrit avec un recul surprenant ces pensées d'Européens où les noirs étaient nommés des zoulous ou des cannibales. Dans cette quête de soi via la route, Olivier Rolin n'a cessé de poursuivre un chemin à la recherche de son identité, que cela passe par le périphérique dans Tigres en papier ou par la mer (le tourmenté Port-Soudan).Ailleurs en soi
Et si l'ailleurs se nichait dans un cheminement qui n'est pas géographique ? En allant chercher dans les veines de son enfance, Tanguy Viel sonde le rapport de sa famille à l'argent et osculte ses propres errements sans concessions en effectuant un aller-retour Brest-Paris. Chercher en soi une façon d'avancer sans pour autant livrer une œuvre trop intime et inaccessible, c'est le choix, la nécessité peut-être même, qu'a fait Jane Sautière. Nullipare est une manière douce d'affirmer ce qui dans une société formatée est encore incompris : ne pas devenir mère. Revenir à la mère pour être plus près de soi et peut-être par là-même de sa première ouverture au monde, un thème que Charles Juliet a exploré aussi dans Lambeaux et à travers les peintures et sculptures de Soulages ou Giacometti. En France, dans les pays lointains et les pays imaginaires, la littérature n'a de cesse d'explorer les frontières du monde, de les triturer, les malaxer pour que l'horizon soit plus dégagé, que l'humanisme fasse son chemin. C'est tout l'enjeu de cette Fête du livre de Bron 2009...


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Zodiac, director’s cut