Amours des feintes

Théâtre / Après avoir travaillé la matière de Rousseau, Michel Raskine reste fidèle au XVIIIe siècle pour sa nouvelle création. Il offre une version électrisée de la plus célèbre pièce de Marivaux, Le Jeu de l'amour et du hasard. Nadja Pobel


Le texte est là comme un pilier sur lequel vont s'adosser les comédiens 2h30 durant. Une longueur qui laisse aux acteurs le temps de respirer sans le débiter à la mitraillette. L'histoire est sans suspense : Orgon veut marier sa fille Silvia à Dorante, le fils d'un de ses amis. Peu encline à ce genre d'engagement, Silvia se méfie et préfère endosser les habits de sa servante Lisette pour mieux observer en cachette son futur mari. Mais de son côté Dorante a eu la même idée et troqué son rôle contre celui de son valet, le fantasque et comique (quoiqu'un peu lourdingue) Arlequin. La langue est d'une fluidité impeccable et totalement transparente mais Marivaux dilue parfois l'intrigue et retarde longuement la découverte de cette usurpation des identités. Orgueilleuse au plus haut point, la vraie Silvia fait durer le jeu avant de révéler in extremis qu'elle est une maîtresse, quand elle est assurée que Dorante l'aime même dans la basse condition de son déguisement. La bienséance est respectée, l'amour véritable triomphe pendant que les rangs hiérarchiques reprennent leur place. Dans ce canevas serré, Michel Raskine trouve le bon tempo et détourne les codes avec parcimonie mais efficacité. Point de costumes volumineux à frou-frou mais un raccourci de l'identité des rôles, voire une caricature avec des pulls Jacquard bigarrés pour Arlequin, un costume de scène noir 70's passé à la brillantine pour le faux Dorante. Le metteur en scène distille des éléments qui font vriller le spectacle avant de le ramener sur les rails. Raskine, acteur ici dans le rôle du frère de Silvia, s'amuse tout simplement à passer les intermèdes entre les actes en chansons décalées, fredonnant avec un sérieux déconcertant «plaisirs d'amour ne durent qu'un moment, chagrins d'amour durent toute la vie».Heureux stratagème ?
Pourquoi encore monter cette pièce-là ? Pour lui donner une autre dimension peut-être. Raskine la sort de son ornière adolescente avec des personnages qui ont déjà du vécu. La quarantaine bien tassée, il est encore plus crédible de les observer se jauger pour ne pas se faire duper au jeu de l'amour, le hasard ayant certainement moins de saveur à leur âge qu'à 20 ans. C'est pourquoi il invente un quatrième acte en forme de happening, sans parole, donnant la balle aux spectateurs libres d'en faire ce qu'ils veulent, y compris peut-être de quitter la salle par respect pour un spectacle qui peut continuer sans nous. Les corps ont vieilli, les amoureux ont perdu de leur éclat, ils ne se cherchent plus et se côtoient à peine. Comme des acteurs sans spectateurs. Et Michel Raskine parvient avec malice à rafraîchir cette pièce pourtant plus sombre que jamais.


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