Prendre son pied avec les Modernes

Avec 180 oeuvres (sculptures, peintures, dessins) issues, pour les deux tiers, des collections du Musée, l'exposition « Les Modernes » traverse le 20e Siècle. L'occasion de redécouvrir des chefs-d'oeuvre mais aussi des « petits maîtres », capables aussi de provoquer bien des émotions oculaires... Jean-Emmanuel Denave


Tu montes ? Allez, oui, pourquoi pas, j'ai payé pour «ça» après tout, et les marches ne sont ni trop nombreuses ni trop raides. En haut, assise sur son canapé, elle m'attend. Une jolie petite rousse aux formes rondes. Elle est nue (hormis une paire de bas rouge très «professionnels») et ses yeux noirs se plantent, avec aplomb, dans les miens... Elle avait une vingtaine d'années en 1901. Alors en 2009 ? Toujours vingt ans, toujours le même regard, et le corps toujours enfoncé dans une sorte d'épaisse mousse blanche, verte, bleue. C'est Picasso qui, dans ce tableau de prostituée parisienne, a arrêté, autant qu'intensifié, le temps, le regard, le désir... Qu'une exposition, portant sur la modernité artistique, s'ouvre sur une telle toile en dit long à la fois sur l'importance de la figure de Picasso au XXe siècle, et sur l'invitation du musée à approcher les œuvres par le biais des sens, du plaisir, des émotions, et pas seulement à travers les concepts balisés de l'histoire de l'art. C'est nu, déshabillé de toute connaissance, qu'il faut donc aussi parcourir, flâner, hasarder, percevoir, parmi les petits espaces d'exposition (25 «écrins» au total) aux cimaises grises et percés d'ouvertures, déclinant leurs thématiques hétéroclites : Fauvisme, avant-garde russe, couleur, espace, Matisse, lumière, surréalismes, trauma, matière, Dubuffet, animalité... Le parcours est globalement chronologique (du début du siècle aux années 1970), mais «braconne» entre mouvements, grandes figures artistiques, thématiques sensibles...Passion du concret
Se fier davantage à ses sens qu'à son cerveau n'est aussi, après tout, pas la pire des manières pour aborder des œuvres d'un siècle qui, comme le dit le philosophe Alain Badiou, a eu la «passion du réel» (à ne pas confondre avec le «réalisme»). Et ce, tout particulièrement en matière artistique «siècle volontiers iconoclaste. Il n'hésite pas à sacrifier l'image pour que le réel advienne enfin dans le geste artistique... Il s'agit toujours d'aller plus loin dans l'éradication de la ressemblance, du représentatif, du narratif, du naturel. Disons qu'une logique anti-réaliste ramène la force de l'art soit du côté du geste expressif et de la subjectivité pure, soit du côté de l'abstraction et des idéalités géométriques». Piochons deux exemples dans l'exposition : d'un côté la beauté convulsive et mélancolique de la superbe Niobé d'André Masson ; de l'autre, les abstractions du peintre Albert Gleizes, cubiste (et mystique) méconnu du grand public mais très présent dans les collections du musée. Et c'est ainsi que l'exposition fonctionne : l'on y passe du ‘Coq' superbe et plein de panache de Chagall au cheval tirant un corbillard de la russe Natalia Gontcharova, du poisson sur une assiette de Bonnard au gigantesque et impressionnant ‘Cerbère' en bois sculpté d'Etienne-Martin, de la tête de mouton écorchée de Picasso ou de la carcasse de bœuf pendue de Francis Bacon au Chat de Roger Bissière... D'artistes renommés à d'autres plus «discrets», de chefs-d'œuvre connus à d'autres méconnus. Séquences fortes
Les «faiblesses» d'une collection d'art moderne (importante pour un musée de région, notamment après le legs de l'actrice Jacqueline Delubac en 1997) font aussi parfois sa force ou son intérêt, en nous invitant à poser notre regard sur des artistes inattendus tels Albert Gleizes, Etienne-Martin, Frédéric Benrath, Paul Rebeyrolle... Et quels artistes ! Pour les amateurs de têtes d'affiche, une grande salle est réservée aux vedettes, réunissant de très beaux ensembles de Léger, Braque, Laurens, Picasso et Matisse. Chacun, sans doute, se passionnera davantage pour telle ou telle section de l'exposition, selon ses goûts et ses centres d'intérêt... En ce qui nous concerne, nous avons trouvé beaucoup de bonheur : chez les Surréalistes avec cette femme sur la plage de Picasso, poignante de mélancolie, entourée des deux femmes nues, hiératiques et austères de Wilfredo Lam ; dans la salle consacrée aux frères Bram et Geer Van Velde, avec notamment ces petits dessins de Geer où insensiblement la figure s'efface totalement dans l'abstraction ; devant une composition en carreaux de couleur de Poliakoff ; dans la fournaise d'une corrida de Bacon voisinant avec le ‘Cerbère' d'Etienne Martin... La passion multiforme des modernes pour le réel n'a, en tout cas, pas fini de nous émouvoir à l'âge contemporain...« Picasso, Matisse, Dubuffet, Bacon... Les Modernes s'exposent »
Au Musée des Beaux-Arts jusqu'au 15 février.


<< article précédent
Bacon, la chair de la peinture