Révélation(s)

Littérature / Le Prix Rhône-Alpes de la traduction 2010 est une triple révélation : un jeune éditeur exigeant et audacieux (Rouge inside), un auteur culte inconnu en France (Angel Vasquez) et un traducteur littéraire remarquable (Selim Cherief). Yann Nicol


Après le Prix de l'adaptation cinématographique, décerné à Brigitte Giraud pour «Une année étrangère», un magnifique roman sur l'adolescence et la perte, on connaît désormais les trois lauréats de Prix Rhône-Alpes du Livre. En littérature, c'est François Beaune qui est couronné pour «Un homme louche», un texte hybride et inventif composé comme le carnet de bord d'un adolescent – puis d'un homme – que sa singularité place à l'écart du monde. Côté essais, le jury a primé le passionnant ouvrage de Johann Chapoutot, «Le National-socialisme et l'Antiquité», dans lequel ce jeune chercheur dissèque les liens d'inspiration (et même d'annexion pure et simple) que le parti nazi entretient avec l'antiquité grecque et romaine. On y comprend notamment comment le IIIe Reich a réécrit et instrumentalisé l'histoire pour légitimer son idéologie aryenne, mais aussi la manière dont les sciences, les arts, la presse ou l'université ont cautionné (et renforcé) cette manipulation des masses. Mais la plus grande surprise vient du prix de traduction, attribué à Selim Cherief pour la transposition délicate et parfaitement réussie du roman du tangérois Angel Vasquez, «La Chienne de vie» de Juanita Narboni. Un roman majeur, d'un écrivain adulé en Espagne et totalement inconnu en France…Dans la tête de Juanita
On ne saura sans doute jamais comment ce monument de la littérature a pu rester dans l'ombre du public français aussi longtemps. Saluons la jeune maison d'éditions lyonnaise, Rouge inside, qui, pour son premier livre paru, nous donne ce trésor enfoui, et quel trésor ! On y découvre le monologue intérieur de Juanita Narboni, une tangéroise qui nous mène, au gré des époques, sur les traces de son histoire personnelle et de celle de sa ville. Entremêlant les anecdotes intimes et la mémoire collective d'un peuple, les aventures familiales et les événements historiques, les petites cruautés du voisinage et la barbarie de la guerre, les vivants et les morts, ce kaléidoscope de souvenirs fait le tour d'une vie aussi banale qu'extraordinaire : «Des malentendus. Ma vie n'est qu'une longue suite de malentendus. Je n'arrive jamais à exprimer mes intentions. On dirait que mes gestes m'échappent. Je ne suis pas une femme moderne. Je ne serai jamais à la page. Je serai toujours en retard». La prouesse d'Angel Vasquez, écrivain maudit auteur de seulement trois romans, est de nous plonger au cœur même des pensées de Juanita à travers le fameux (et très casse-gueule) exercice joycien du «courant de conscience». L'autre singularité de ce livre époustouflant est de rendre compte du cosmopolitisme de la ville de Tanger à travers les langues qui la traversent : l'espagnol, l'andalou, l'arabe, le français, le judéo-séfarade… Autant de difficultés majeures qu'a su apprivoiser l'excellent Selim Cherief, qui mérite amplement ce Prix Rhône-Alpes de la traduction 2010, et dont on sait gré de nous avoir «passé» avec tant de finesse ce roman inoubliable.


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