Kafka, lecture sociologique

Rencontre / Expliquer l'œuvre de Kafka à travers le prisme de son existence sociale... Tel est le défi lancé par le sociologue Bernard Lahire. Sa venue à la Villa Gillet promet des débats vifs et passionnants. Jean-Emmanuel Denave


De Walter Benjamin à Giorgio Agamben, en passant par Gilles Deleuze, Marthe Robert, Maurice Blanchot, nombreux sont les essayistes, philosophes, psychanalystes qui se sont confrontés à l'œuvre énigmatique de Franz Kafka... Et ce parfois au grand dam du «narcissisme des hommes de l'art qui ne supportent pas qu'on touche à leur objet sacré, qui ne supportent pas qu'on trouve des déterminations à la créativité d'un homme pour l'éclairer. Non, pour eux la création doit rester un mystère. Ils auraient beau être athées jusqu'à la dernière extrémité, c'est quand même pour eux le doigt du créateur, le doigt de la création qui est tombé, qui a produit le mystère et qui a fait ce cadeau à l'humanité» (propos du psychanalyste André Green). En "s'attaquant" à Kafka et à une œuvre considérée comme l'une des plus complexes et des plus importantes de la littérature moderne, le sociologue Bernard Lahire savait qu'il lançait un pavé dans la mare de la théorie littéraire. Mais, contrairement à certains de ses collègues, Lahire ne fait pas de la sociologie à coups de hache et tente une approche plus fine et différenciée des déterminismes sociaux pesants sur un individu : du contexte très large de sa situation historique, du contexte plus rapproché de son milieu familial, amical et scolaire, jusqu'au détail des logiques mentales et comportementales qui lui sont propres, frisant par là les approches psychologiques ou psychanalytiques...En chair et en ossature sociale
Ennemi déclaré des interprétations purement formalistes (Barthes au premier chef), lecteur critique de Pierre Bourdieu, sociologue influencé par l'ouvrage de Norbert Elias sur Mozart, et plus étonnamment, par certains concepts de Sartre, Bernard Lahire s'emploie dans son ouvrage à reconstituer la «biographie sociologique» de Franz Kafka. De celle-ci, il tire plusieurs «problématiques existentielles» propres à l'écrivain pragois : la lutte permanente entre sa vie professionnelle dans les assurances et le temps et la solitude exigés par l'écriture, ses rapports ambivalents et conflictuels avec son père (et avec toute forme d'autorité en général), ses rapports difficiles avec la gent féminine et ses valses hésitations entre le célibat et un désir de mariage, etc. À partir de là, Lahire se donne pour gageure «d'entrer dans la chair même du texte et de ne pas se contenter de le regarder de loin...». Texte après texte (fragments, nouvelles, romans), il montre comment les problématiques existentielles de Kafka sont transposées dans ses écrits, mises en intrigue, projetées dans ses personnages, voire agissent sur son style... Ce retour à l'auteur (social) n 'est selon nous ni réducteur ni exclusif, mais apporte de nouvelles lumières sur l'œuvre de Kafka. Et l'on ne voit vraiment pas pourquoi on s'en priverait !Bernard Lahire, Franz Kafka, Éditions La Découverte.
À la Villa Gillet, mercredi 10 mars à 19h30.


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