Chronique d'une biennale 4/4

Danse / William Forsythe et les sœurs Sagna ont conclu avec force la Biennale 2010. Mêlée aux techniques néoclassiques ou au théâtre, la danse poursuit ici son œuvre de trouble, d'inquiétude, de dérèglement du sens et des figures du corps... Jean-Emmanuel Denave


Après la grande débauche de spectacles bien ficelés et aseptisés de la semaine passée, William Forsythe est arrivé à point nommé. Pour remettre les pendules à l'heure, débarrasser la danse de son clinquant et lui rendre sa puissance d'émotion et de représentation des fragilités humaines. Le chorégraphe a transmis deux de ses pièces au talentueux ballet de l'Opéra de Lyon, qui en comptait déjà huit à son répertoire. Sur des duos pour violons de Luciano Berio, souvent secs et râpeux, "Workwithinwork" (1998) enchaîne des variations de mouvements et de configurations (duos, trios, etc.) sur une base technique néoclassique. Avec ces grands «cassés» à la Forsythe, cette façon aussi de fendre l'air comme avec des membres de métal, et cette énergie qui explose soudain du centre des corps comme des décharges électriques. L'écriture chorégraphique est complexe, abstraite, saisissante. Beaucoup plus expressive et mélancolique, "Quintett" (1993) est une pièce-lettre d'adieu de Forsythe à son épouse mourante. La voix éraillée de Tom Waits répète en boucle «Jesus'blood never failed me yet», cinq danseurs sortent et rentrent dans une fosse, leurs mouvements urgents butant toujours contre quelque chose, tels des vagues brisées. Mais l'élan vital, aussi maladroit ou épuisé soit-il, renaît d'un geste, d'un souffle, d'un désir...Dérèglement
Le Quintett de Forsythe renouait aussi avec ce fil chorégraphique où les corps créent du sens, des œuvres aux significations ouvertes, à partir de sensations physiques, de vitesses ou de lenteurs, de figures indéfiniment composées, décomposées, recomposées. Non pas la danse comme pure mécanique formelle ou traversée d'images divertissantes, mais comme exploration des zones troubles d'une existence humaine, de celle d'un groupe. Les chorégraphes italiennes Caterina et Carlotta Sagna ajoutaient à cela, dans leur création "Nuda Vita", des bribes de texte, des dialogues à la fois simples et ambigus entre quatre danseurs. Sur une scène agrémentée uniquement d'un petit carré de lumière au sol, quatre personnages (aux liens flous : un frère et ses sœurs, des cousins, des amants ?) discutent, reviennent sur leurs souvenirs d'enfance, blaguent, se disputent... Rien que de très banal, sauf que percent par à-coups des allusions à des meurtres d'enfants, à des pulsions inquiétantes, à toute une part d'ombre derrière les rires et les vêtements fleuris et colorés. Dans "Nuda Vita", tout oscille sans cesse entre le théâtre et la danse, la parole et le mouvement, la morale et l'immoralité, l'humain et l'inhumain... Les sœurs Sagna partent d'une «situation normale  pour la faire basculer et se dérégler, glisser insensiblement vers le chaos des sentiments et des relations sociales. Un précis de décomposition aurait dit Cioran.


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