Lumière 2010 : Partie 5 The end


Un jour, je ne sais plus où, un artiste avait compilé les photogrammes des grands films sur lesquels apparaissait le sempiternel «The end». Cela donnait la plupart du temps des paysages vides, des corps étendus, des noirs et des blancs… «The end», pour un festival de cinéma classique et patrimonial, c'est donc toujours un petit pincement au cœur. Le «The end» de Lumière 2010 était en italien («Fine») et il s'inscrivait sur l'écran après 3 heures d'un film qui raconte justement la fin d'un monde, celui de l'aristocratie sicilienne balayée par la révolution et l'unification du pays. Fondu au noir sur "Le Guépard" de Visconti un dimanche après-midi ensoleillé, avant une dernière bringue, assez épique, sur la Plateforme, lieu incontournable durant le festival après la dernière séance quotidienne. Que retenir de Lumière 2010 ? D'abord le public, qui a massivement répondu présent tout au long de la semaine, engouement qui a visiblement surpris jusqu'aux organisateurs, parfois dépassés par une telle affluence. Les grands classiques faisaient le plein, les raretés aussi, les événements, n'en parlons pas. On murmure que la fréquentation a augmenté de 30% (avec un jour de plus, certes, mais c'est quand même assez spectaculaire) et moins de scolaires pour remplir les salles. Le pari un peu contraint de cette deuxième édition (éclater la programmation plutôt que de la centrer autour du Prix Lumière) n'a visiblement pas désorienté les spectateurs, et il semble que cette adhésion-là autorise demain le festival à prendre encore plus de risques ou, autre voie envisageable, à se donner un peu plus de cohérence. Toutefois, la beauté de la manifestation, c'est que chaque cinéphile, du plus novice au plus aguerri, peut y trouver son compte et remplir sa semaine à ras bord de films. On est assez curieux de connaître la suite… Si l'on devait adresser une petite réserve cependant, ce serait concernant les invités. La ferveur s'est concentrée autour de Dario Argento, Milos Forman et Stanley Donen, les trois grands héros du festival, trois vétérans encore verts, trois présences fortes et émouvantes venues raconter un bout de leur histoire avec le cinéma. De même, la section "Déjà classiques" a mobilisé les foules, notamment les séances des "Valseuses", de "Z", de "La 317e section" et de "La Vie de château" (une des plus belles redécouvertes faites pendant le festival, un film génial, d'une étonnante modernité) présentées par leurs auteurs. En revanche, quand des cinéastes ou des comédiens sont venus parler des films des autres, les fortunes ont été plus diverses : si notre ami Alexandre Astier a emballé les spectateurs lors de sa présentation d'"Amadeus", si Bertrand Bonello (qui n'est pas vraiment notre ami, par contre) s'est avéré habité et convaincant en parlant de "Ténèbres", si Christian Carion nous a ému en parlant de "Mes chers amis", on nous a rapporté des séances moins marquantes (notamment les présentations avinées de Benoît Delépine !). Sans parler des cinéastes présents seulement pour la photo de famille (Elia Suleiman ou Xavier Beauvois, par exemple), réduits à faire de la figuration le soir de l'inauguration. Mais là encore, gageons qu'en 2011 le festival aura trouvé la bonne équation, associant plus en amont la programmation et les invités, quitte à confier des pans entiers à une personnalité (ce qui fût le cas, avec talent, pour Raymond Bernard avec Bertrand Tavernier ou les raretés US des années 70 avec Samuel Blumenfeld et Philippe Garnier). Terminons ce bilan avec le grand Milos Forman, qui a donné une conférence de presse le dimanche matin. Il y a deux types de cinéastes : ceux qui parlent de leur œuvre par l'analyse, et ceux qui en parlent par l'anecdote. Forman préfère l'anecdote, et il est un maître en la matière. Quelques exemples : sur la musique de Jack Nitzsche dans "Vol au-dessus d'un nid de coucou", il raconte comment son producteur avait loué pour le musicien la totalité d'un orchestre philharmonique. Le jour où Nitzsche débarque dans le studio, il renvoie immédiatement l'orchestre, s'installe avec un vieil homme et demande de l'eau. On lui rapporte un verre ; il réclame un seau ! Le vieillard déballe alors de la mallette qu'il avait emmenée avec lui des verres, les pose sur une table, les remplit d'eau, et se met à faire tourner son doigt sur le bord pour en faire sortir des sons. Ainsi est né le thème inoubliable du film ! Autre exemple, sur sa participation à la Nouvelle Vague tchèque : «Nemec, Chytilova, Passer et moi, nous étions tous très différents, mais nous avions un ennemi commun. Donc on se rencontrait souvent, sans discuter de notre travail respectif. Les autorités ne pouvaient pas nous diviser pour pouvoir régner sur nous». Sur la genèse d'"Amadeus" : «Nous faisions le casting de "Ragtime" à Londres et mon agent me propose un soir d'aller au théâtre avec lui. Dans le taxi, j'apprends que l'on va voir une pièce sur un musicien, et je commence à blêmir. En effet, les communistes adoraient les pièces sur les musiciens car un musicien n'est jamais subversif. Et je me retrouve devant un drame formidable, avant d'être une pièce sur Mozart ou Salieri. Je me suis dit que l'on pouvait tirer un film formidable de cela». Forman raconte tout cela avec humour et distance, balayant rapidement ses infortunes de cinéastes, ses projets avortés, la difficulté à trouver de l'argent pour son nouveau film, "Les Fantômes de Munich", sur la conférence réunissant Daladier, Hitler et Chamberlain, co-écrit avec l'ancien président et ami d'enfance de Forman Vaclav Havel. Le cinéaste se permettra même un formidable aphorisme sur son métier, qui fera figure d'épitaphe personnel à Lumière 2010 : «Metteur en scène, c'est un métier très étrange… Le plateau d'un film est le dernier vestige légal et dictatorial dans l'Europe civilisée».


<< article précédent
Nos petites bulles - Octobre 2010