Un bain de multitude

Expo / Allan McCollum nous plonge parmi 1200 prénoms et un dispositif artistique glacial au premier abord. On pourra y jouer à «Où est Charlie ?» et y réfléchir à ce qu'est une singularité dans une société de masse aujourd'hui. Jean-Emmanuel Denave


«Il n'est pas donné à chacun de prendre un bain de multitude», écrit Baudelaire dans "Les Foules". Eh bien, à la Salle de bains justement, il l'est, exceptionnellement, donné à tous. Sur l'ensemble des cimaises du centre d'art et sur plusieurs tables foisonnent 1200 petits tableaux. Chacun représente, écrit en blanc sur fond noir, un prénom américain, faisant partie des 600 prénoms féminins et 600 masculins les plus usités aux Etats-Unis. Dans un premier temps, cette installation d'Allan McCollum intitulée «Each and every one of you» (2004) est un peu funèbre, froide et envahissante, on se noie parmi cette «vaste et terrifiante âme collective», selon ses propres mots. Comme dans d'autres œuvres, McCollum joue ici d'une dialectique subtile entre la production à très grande échelle et la singularité de l'objet, la masse et l'individu, l'industrie et l'art ou l'artisanat. «The Shape Project», par exemple, est un work in progress susceptible de créer 31 milliards de formes à partir d'une matrice commune, toutes différant les unes des autres par un petit détail. On voit alors les enjeux artistiques et philosophiques du travail de McCollum s'inscrivant dans la lignée de Wharol, du minimalisme et de l'art conceptuel, des écrits de Benjamin sur «L'œuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique», de "Masse et puissance" d'Elias Canetti, ou du Gilles Deleuze de "Différence et répétition". Le partage du sensible
Dans un second temps, l'installation provoque en nous des sensations, des émotions, des souvenirs, des anecdotes à la lecture des prénoms un par un. Précision importante : les prénoms sont classés dans l'ordre décroissant de leur popularité. L'artiste nous invite ainsi à nous approcher de manière asymptotique vers l'individu unique, la singularité, sans qu'elle puisse jamais être atteinte concrètement (même les prénoms les plus rares représentant quantité de personnes). Seul le visiteur peut imaginer, percevoir l'individualité, la différence, le sans commune mesure possible. Et c'est là sans doute l'une des «leçons» à retenir de cette œuvre : notre perception sensible est politique et permet, face ce qui se présente ou nous est imposé comme une masse indifférenciée, de déceler une multitude plurielle. À l'inverse, l'œuvre ouvre notre propre coquille égoïste à la rencontre d'autres anonymes et égaux. Ce double mouvement n'est pas si éloigné que cela de la suite du texte de Baudelaire : «Multitude, solitude, termes égaux et convertibles par le poète actif et fécond. Qui ne sait pas peupler sa solitude ne sait pas non plus être seul dans une foule affairée».Allan McCollum
À la Salle de bains
Jusqu'au samedi 22 janvier.


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Thierry Raspail