L'ombre d'Hitchcock

Cinéma / La rétrospective Hitchcock à l'Institut Lumière et la sortie d'une imposante biographie signée Patrick McGilligan remettent le «maître du suspense» au cœur de l'actualité cinématographique ce trimestre. Ça tombe bien : son cinéma est toujours aussi actuel. Christophe Chabert


Lors du dernier festival Lumière, les projections de "Psychose" dans une version restaurée en numérique avec un son «spatialisé» ont affiché systématiquement complet. Il était pourtant certain que ce film, tourné il y a cinquante ans, était un des plus connus de la programmation. Mais voilà : quand on n'a pas vu "Psychose", quelque chose en nous nous intime l'ordre d'aller le voir ; et quand on l'a déjà vu, on a toujours envie de le revoir. Voilà la magie, le secret du cinéma d'Alfred Hitchcock : à la fois classique et totalement moderne, sinon avant-gardiste, commercial et furieusement personnel, il incarne un idéal fédérateur que peu de cinéastes ont réussi à atteindre.

Control freak

Hitchcock, tout d'abord, est un formidable manipulateur d'émotions. Son cinéma cherche avant tout l'efficacité, et son besoin de contrôle n'est pas gratuit ou totalitaire, mais vise clairement à ne rien laisser au hasard, à commencer par les réactions des spectateurs. Au fil d'une carrière sinueuse, commencée en Angleterre au temps du muet, ayant connu la révolution du parlant puis l'âge d'or des studios américains avant de terminer dans un très libre nomadisme européen, Hitchcock n'aura cessé de lutter contre tout ce qui venait se mettre en travers de cet objectif : producteurs cupides sinon stupides, stars capricieuses, censure aux aguets, presse parfois hostile… Tout cela pour préserver l'intégrité d'une œuvre qu'il voulait spectaculaire et destinée au plaisir (pervers) du spectateur mais qui laisse sans arrêt filtrer ses obsessions, ainsi qu'un humour très particulier qui forme, tout autant que la violence ou les nombreuses notations sexuelles, le cœur de la "Hitchcock's touch". Hitchcock pense ses films en images, et dès le scénario, multiplie les annotations sur les mouvements de caméra, l'éclairage, les focales. Il popularise l'utilisation du story board, qu'il fait dessiner avec tellement de précision que le film est pour ainsi dire déjà filmé avant même le premier tour de caméra — une anecdote célèbre dit que la mythique scène de la douche dans "Psychose" a été réalisée par le créateur du générique Saul Bass d'après les indications d'Hitchcock. Cette pratique, tout à fait nouvelle à l'époque, légitimera par la suite l'assertion des jeunes critiques français des "Cahiers du cinéma" (Truffaut et Chabrol en tête) qui feront d'Hitchcock un des premiers «auteurs» de films, même s'il ne signait presque jamais ses scénarios.

Jusqu'au vertige

S'il y a une chose qui différencie les «grands» Hitchcock (la majorité de sa pléthorique filmographie, toutes époques confondues) des «petits», c'est cette fusion entre l'intrigue, pleine de chausse-trappes, d'inventions et de rebondissements et une mise en scène qui ne loupe jamais un morceau de bravoure visuel, où la caméra écrit littéralement le film sous nos yeux en se permettant tous les artifices. Dans cette liste, la série de chefs-d'œuvre tournés dans les années 50 et 60 à Hollywood font figure d'eldorado cinéphile. Du "Crime était presque parfait" (où le cinéaste s'essayait à la 3D et en faisait une utilisation que beaucoup de réalisateurs devraient méditer !) aux "Oiseaux", il y a là dix films tout à fait extraordinaires et finalement très différents, tous inépuisables. On y trouve le goût pour les dispositifs (le huis-clos voyeuriste de "Fenêtre sur cour" ou celui, anxiogène, des "Oiseaux"), la farce macabre (le très drôle "Mais qui a tué Harry"), le suspense voyageur ("La Mort aux trousses" et l'autoremake américain de "L'Homme qui en savait trop"), le shocker horrifique ("Psychose"), l'art du faux-semblant ("Le Faux Coupable") et le film policier exotique ("La Main au collet" et sa French riviera colorée et joyeuse). Et au milieu, un chef-d'œuvre parmi les chefs-d'œuvre, le film-matrice autour duquel tous les grands cinéastes ont tourné à un moment ou un autre de leur carrière : "Vertigo" ("Sueurs froides"), où tout se mêle dans une spirale d'émotions qui devient aussi le motif visuel dominant du film. Intrigue policière sur fond de manipulation criminelle, drame romantique teinté de fantastique, poème sur l'amour fou comme éternel retour du souvenir enfoui, "Vertigo" donne effectivement le vertige au spectateur. Hitchcock met sa science du contrôle au profit d'un récit qui paraît sans arrêt se dérober à son sens premier, comme si la mise en scène méticuleuse, à la diabolique précision, ne cherchait qu'à ouvrir indéfiniment des tourbillons d'émotions dans lesquels on ne peut que se perdre, fascinés. Gageons que, comme pour "Psychose" il y a quelques mois, les spectateurs lyonnais se presseront pour redécouvrir ce monument pendant cette rétrospective essentielle.

Rétrospective Alfred Hitchcock
À l'Institut Lumière, jusqu'au dimanche 3 avril.


<< article précédent
Hors cadre