Ô Marquises


«Du soir montent des feux et des points de silence, qui vont s'élargissant, et la lune s'avance. Et la mer se déchire, infiniment brisée, par des rochers qui prirent des prénoms affolés. Et puis plus loin des chiens, des chants de repentance. Et quelques pas de deux et quelques pas de danse. Et la nuit est soumise et l'alizé se brise, aux Marquises». Laissant le chroniqueur musical tout à ses transfigurations métaphoriques de l'univers musical du disque qu'il a entre les oreilles, c'est encore ce bon vieux Brel qui a le dernier mot, s'agissant de décrire l'impression laissée par le disque d'un groupe qui lui doit son nom. Les Marquises, ce sont ces îles du bout du monde où est allé s'éteindre le grand Belge et dont il fit une chanson. Mais c'est aussi sur une mappemonde, l'archipel le plus éloigné de tout continent. Lost, Lost, Lost, donc. Perdu, mais plutôt trois fois qu'une, isolé du maelström musical mais battu par des vents d'influences, des fumées noires comme dans la série éponyme, qui évoquent autant le post-rock de Labradford que la jazz-pop spectrale de Blonde Redhead. Grâce soit ainsi rendue au chant châtré de Jordan Geiger, leader de Minus Story, venu prêter sa voix coincée dans des limbes d'aigu, «Edgar Poe réincarné en Thom Yorke», comme l'a décrit un critique. Et que dire de l'abattage impressionnant du batteur Jonathan Grandcollot, également auteur d'arrangements, qui démontre qu'il n'est point de grand disque sans grand frappeur. Mais l'inquiétante étrangeté du disque vient surtout de l'inspiration majeure qui a guidé cet album en tension : l'univers du dessinateur Henry Darger, où l'innocence, la tranquillité, l'onirisme quiet (de l'enfance principalement) sont sans cesse menacées par des montées de terreur et la promesse d'un massacre. Ce qu'a cherché à reproduire Jean-Sebastien Nouveau, en une sorte de paradis paranoïaque : ces Marquises qui, éloignées de tout, semblent pouvoir s'étendre à l'infini, ou même se déplacer. Comme une île fictionnelle bien connue d'où l'on ne s'évade que pour y revenir.

Stéphane Duchêne

Les Marquises "Lost, Lost, Lost" (Lost Recordings)


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Belles îles amères