L'Europe islamophile

Expo / L'Europe moderne a beaucoup fantasmé sur les palais orientaux et les harems, elle a aussi beaucoup et très sérieusement étudié les arts de l'Islam. L'exposition «Le Génie de l'Orient» tente d'éclairer ces influences plurielles et parfois contradictoires. Jean-Emmanuel Denave


Tout paraît simple. La nouvelle exposition du Musée des Beaux-Arts se propose d'explorer les influences des arts de l'Islam sur ceux de l'Europe moderne. En réalité, le projet conduit sous le commissariat de Rémi Labrusse et Salima Hellal est complexe, voire un peu fou... Pensez ! les arts Islamiques concernent une période de quelque douze siècles, s'étalent géographiquement de l'Espagne arabo-andalouse à l'Inde, mêlent indistinctement les arts dits mineurs à ceux dits majeurs (du tapis iranien au palais de l'Alhambra pour aller vite). Quant à l'Europe de la fin du XVIIIe siècle au début du XXe siècle, elle entretient des rapports contradictoires (voire tout à fait coloniaux) avec ses «voisins orientaux», apprend la démocratie et l'industrie autant que les crises de conscience ou d'identité qui les accompagnent, et voit se métamorphoser ses arts en tous sens. Un copieux et passionnant catalogue de 400 pages permet de creuser le problème. L'exposition, elle, ne vise pas à l'exhaustivité, mais, en dix chapitres, donne quelques directions et éclaire le rôle de plusieurs personnalités clefs (collectionneurs, artistes, théoriciens). Plus généralement, elle différencie deux grandes tendances : celle de l'orientalisme où les artistes fantasment sur l'Orient et des images d'Épinal (harems, odalisques, érotisme, cruauté...), et celle de «l'islamophilie» qui étudie plus sérieusement, plus rationnellement et minutieusement, les formes souvent abstraites propres aux arts de l'Islam pour s'en emparer et/ou s'en imprégner.Étudier
À l'exception de nombreux très beaux objets (tapis, céramiques, verreries...), l'exposition n'est pas forcément «impressionnante» visuellement et n'a, volontairement, rien de spectaculaire. Beaucoup des œuvres présentées sont des esquisses, des études, des copies sur papier européens de motifs ornementaux, d'éléments architecturaux, de monuments remarquables... «Le Génie de l'Orient» nous invite davantage à découvrir, attentivement, la circulation de formes et d'images, les liens entre l'art et l'étude quasi scientifique, plutôt que d'admirer des chefs-d'œuvre en série. On pourra le vérifier par exemple dans la grande section consacrée aux premières approches architecturales des mosquées du Caire, d'Istanbul, d'Ispahan ou de la fascinante Alhambra, palais des derniers rois maures à Grenade au XVe siècle. Ou encore dans la petite salle dite des «miniatures» qui rappelle que les arts Islamiques n'ont pas toujours été opposés à la figuration. On peut y voir de petites études de Delacroix, Chassériau ou Gustave Moreau voisinant avec de superbes et discrètes miniatures persanes ou mogholes des XVIe et XVIIe siècles. "La Salomé dansant" de Moreau est le seul tableau présent dans cette section, avec sa Salomé doublée d'une sorte de filet décoratif énigmatique.Inventer
Des tableaux, on trouvera en revanche beaucoup dans les espaces consacrés à l'orientalisme en vogue au XIXe siècle. C'est un moment très ambigu de l'exposition, car si ces toiles enfilent les clichés un peu comme des perles, cela n'empêche pas, dans un premier temps, d'être sensibles à l'érotisme du "Bain maure" de Jean-Léon Gérôme, ou impressionnés par la très hollywoodienne "Exécution" de Henri Regnault (un roi maure y tranche la tête d'un personnage qui n'est autre que lui-même !). Ce sont des toiles souvent kitsch, fantasmagoriques, pseudo réalistes, mercantiles, mais dont on comprend encore aujourd'hui les pouvoirs de séduction... Plus loin, la découverte des feuillets de Jules Bourgoin fait violemment contraste avec ces rêveries orientalistes. Théoricien français du XIXe siècle, Bourgoin dessine inlassablement des rosaces, des entrelacs, des modules géométriques, traque jusqu'aux bords de la folie une hypothétique essence formelle des arts de l'Islam. Son projet utopique et fascinant fait écho aux dernières salles où Paul Klee, lui aussi, reproduit minutieusement des motifs (coupoles, mosaïques, figures géométriques), mais cette fois dans l'idée de les utiliser dans ses propres œuvres abstraites. Avec Matisse (un peu rapidement évoqué dans l'exposition), il fait partie de ces artistes dont la révélation des arts de l'Islam a provoqué ou aidé le désir de rompre avec la représentation dominante dans les arts occidentaux (la «mimesis» pour aller viter). Et celui de se lancer dans une nouvelle aventure des formes sur les voies de l'abstraction et de la modernité artistique...Le Génie de l'Orient
Au Musée des Beaux-Arts
Jusqu'au lundi 4 juillet


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