Lâcher les chiens !

Pourquoi faut-il aller passer sa soirée du 10 juin à Fourvière et y écouter Rain dogs revisited ? Parce qu'il s'agira d'un double hommage orchestré par des musiciens et des chanteurs de talent : à Tom Waits, mais aussi à une époque où l'album n'était pas un support promotionnel, mais le lieu où l'on invente et où l'on prend des risques. Christophe Chabert


Dans quelques années, le concept d'«album» ne sera même plus un souvenir pour les moins de vingt ans. Sur les sites de téléchargements (légaux ou illégaux, pour le coup unis dans une même démarche de consumérisme immédiat), les artistes enverront leur musique à la découpe, les morceaux seront commercialisés en dehors de toute sortie «événementielle» quelques jours à peine après leur enregistrement. Qui osera alors expérimenter de nouvelles voies musicales ? Qui prendra le risque de s'inscrire contre un son ambiant, une mode éphémère, sachant que la musique sera impossible à envisager en tant qu'Histoire faite de continuité et de moments critiques, de lignes fortes et de cassures ? Dans quelques années, seul le concert permettra aux artistes d'oser le coup de force, comme Dylan le fit en son temps en empoignant, à la moitié d'un show resté célèbre, une guitare électrique, provoquant fureur et incompréhension chez ses fans les plus folk.Jambe et gueule de bois
C'est le réjouissant paradoxe sur lequel Les Nuits de Fourvière surfent depuis l'année dernière et leur concert-hommage à Let it be : faire du live un endroit où l'on commémore un album comme une date importante dans l'histoire d'un groupe ou d'un chanteur. Let it be était un chant du cygne pour les Beatles ; en choisissant Rain dogs, mythique disque de Tom Waits sorti en 1985, c'est à l'inverse un envol que le festival célèbre. Car Waits y fait un choix déterminant pour le reste de sa carrière, et provocateur vis-à-vis des pratiques musicales à la mode : pas d'électronique ou de synthétiseur mais de vrais instruments, aussi nombreux et variés que possible ; pas de production sophistiquée mais un son essentiellement organique et réaliste, où la place du micro est aussi essentielle que la place de la caméra pour un metteur en scène de cinéma. Déterminant aussi : le thème du disque, qui évoque à travers une série de croquis poétiques et musicaux les déshérités, les âmes errantes des centres urbains, ceux qui ont l'air de «chiens mouillés» lorsque, après une averse, ils déambulent dans les rues avec leurs vieux costumes trempés et leurs démarches alcoolisées. Un folklore, mais un folklore de son temps, fortement influencé par un passé mythique, celui des gueux immortalisés par Kurt Weill et par les cabarets expressionnistes. Dégingandée, la musique de Waits sur Rain dogs est littéralement de traviole ; c'est une musique de jambe et de gueule de bois, harmonieuse dans ses dissonances, enjouées dans sa mélancolie, romantique dans sa trivialité. C'est surtout un formidable laboratoire où tout est permis : le rock et la polka, la chanson en couplet-refrain et l'instrumental bricolé, le spleen et la fête.L'âme de Tom
Rain dogs revisited n'est, comme son titre l'indique, pas une reprise scolaire d'un disque qui abhorre les académismes (Waits lui-même est un ennemi farouche de la reproduction live servile, pensant ses concerts comme des espaces de réinvention permanente). Il s'agit d'abord d'une réunion de talents, dans l'orchestre comme chez les interprètes, qui ont en commun avec Tom Waits de ne pas tenir dans des cases. Les musiciens, sous la direction de David Coulter, multi-instrumentiste ayant bien connu Waits lors de la tournée de The Black Rider, ont tous des CV longs comme le poing d'où se dégage un parfum d'hétéroclisme, un côté touche-à-tout ou caméléon où leur virtuosité s'adapte à des univers extrêmement variés. Quant aux «solistes», ils cultivent eux aussi un goût du contre-pied et de l'expérimentation : d'Arthur H, qui à ses débuts était une sorte de Tom Waits français (influence qu'il revendique, d'ailleurs), à Stef Kamil Carlens, fondateur de Zita Swoon, le versant le plus aventureux de la nouvelle vague rock belge, en passant par Camille O'Sullivan, exubérante chanteuse irlandaise officiant dans une forme de néo-cabaret pas si éloigné des influences waitsiennes ou Erika Stucky, Suissesse alémanique spécialiste des reprises décalées, c'est un plateau ouvert à l'étrangeté et à la liberté. Un plateau où se bousculeront les instruments (mais pas tout à fait les mêmes que ceux utilisés sur l'album), les timbres et les sons. Là où Let it be live avait, de l'avis général, pêché par manque de préparation, Fourvière a cette fois-ci donné du temps à Coulter pour mener à bien ce projet qui lui tient à cœur, tant Tom Waits est un ami (et un mentor) qu'il ne veut surtout pas trahir. Pendant un soir, c'est l'âme d'un artiste, mais aussi d'une époque, qui va revivre dans le Théâtre antique.Rain dogs revisited:Arthur H, The Tiger Lillies, Camille O' Sullivan, Stef Kamil Carlens, St.Vincent, Erika Stucky
Aux Nuits de Fourvière, dimanche 10 juillet


<< article précédent
Un amour de jeunesse