Dame damnée

Grand film moite sur Rita Hayworth, La Dame de Shanghai est aussi un chef-d'œuvre du film noir. Un opéra baroque et énigmatique où Orson Welles dessine géométriquement sa vision du mal. À revoir ce mois-ci dans la ciné-collection du GRAC. Jérôme Dittmar


À quoi tient le génie de La Dame de Shanghai, film majeur de Welles aux côtés de Citizen Kane et La Soif du mal ? Sans doute à cette confrontation entre la grandeur baroque du cinéaste et le film noir. Genre que Welles arpente ici sauvagement, déstructurant une intrigue mineure pour creuser un objet magnétique et mystérieux. Sans son ivresse poétique, La Dame de Shanghai n'aurait peut-être été qu'une histoire de séduction criminelle, un simple scénario de manipulation poussant un loup de mer dans les bras vénéneux d'une femme fatale de plus. Mais filmée par Welles, cette intrigue prend des allures de tragédie universelle. Elle devient un chef-d'œuvre de moiteur, un film humide où les personnages suent leur folie dans des gros plans à la construction démente. La mise en scène opportuniste mais géniale de Welles brûle ici d'un feu souverain. Dès la rencontre entre l'auteur et Rita Hayworth, son fétiche sexuel, le ton est donné : le climat est suffocant, l'ambiance nocturne pesante, les images fuyantes s'entrechoquent. Welles, géomètre incroyable, construit son film tout en trajectoires coupantes, en plans à la profondeur de champ brouillée, en sons au rythme cassé. Il bâtit une structure malade et parasite pour des personnages fous, jaloux, violents, déviants, avides. Une œuvre obsédée par le chaos dans un monde d'après-guerre confus.

Faux semblant

Là où chez d'autres la nonchalance vis-à-vis du récit nuirait à l'intrigue, chez Welles elle rend les choses miraculeusement plus limpides. Libérée, la mise en scène accentue les motifs du film à force d'images denses jonglant avec l'expressionnisme. Partant pour un quart du récit en croisière sur un yacht, le film trouve aussi son décalque dans une étonnante échappée maritime. L'espace ordinairement anxiogène et urbain du film noir se déplace, il devient à la fois plat et mouvant, bouché non plus par des murs mais par leur absence. Paradoxalement, le climat asphyxiant s'en trouve renforcé, accentuant une œuvre caniculaire et angoissée dont le désir, la frustration et la possession sont les clés de voûte. Les maîtres mots d'un film où chacun se joue de l'autre ; où Welles acteur, d'une voix brumeuse, raconte au passé l'histoire d'un monde corrompu. Le final d'anthologie dans la galerie des miroirs ferme le film sur son clou architectural. Welles fusionne les regards et les lignes dans un ballet mortel où les faux-semblants se reflètent, se fragmentent, se multiplient pour finir par s'auto-détruire devant leur vérité.


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