Formes mutantes

Philip Vormwald, avec ses dessins, nous entraîne parmi des architectures et des formes folles, où le modernisme semble comme vrillé, atteint de folie et percé de lignes de fuite imaginaires. Jean-Emmanuel Denave


Se confiant à nous, un artiste vitupérait : tout créateur, selon lui, qui ne parle pas ou ne se branche pas sur le monde actuel et sa réalité, est aussi inepte qu'inutile, un enfant faisant «mumuse» avec des formes, un esthète désuet emmuré dans sa tour d'ivoire ou, comme on le dit aujourd'hui, dans son «white cube». Certes, ce genre d'argument ne nous laisse pas indifférents, et nous avons souvent défendu dans ces colonnes l'idée que l'art n'est pas qu'affaire de décoration améliorée. Mais le travail sur la forme (qu'il soit dessin, peinture, installation ou autre), quand il a quelque puissance, est toujours aussi une manière de nous faire voir les choses (le monde) autrement, de redistribuer les cartes de notre sensibilité. Et cela peut même avoir, comme l'indique Jacques Rancière dans Le Partage du sensible, des conséquences politiques réelles : un nouveau partage du sensible étant aussi à la base d'un changement des échanges et des modes d'être collectifs. Je vois le monde autrement, alors je peux commencer à le vivre et à le partager autrement. On pourra ainsi, à partir de là, aller découvrir l'exposition de Philip Vormwald (né en 1978 en Allemagne) sans trop de mauvaise conscience. Cet artiste réalise en effet beaucoup de dessins et joue sur les formes, mais son œuvre n'a rien d'un autisme esthétique.

Précurseurs sombres

Vormwald a même choisi pour titre de son exposition ces «précurseurs sombres» dont le philosophe Gilles Deleuze disait : «C'est comme ça que le monde naît. Il y a toujours un précurseur sombre que personne ne voit et puis l'éclair qui illumine. C'est ça le monde. Ça devrait être ça la pensée». La scénographie de l'exposition est très noire avec des traînées de graphites sur les murs au milieu desquelles se détachent comme des traces de cadres fantômes. Au rez-de-chaussée, l'artiste présente trois grands dessins, forts sombres eux-aussi, qui induisent une drôle d'impression : on croit reconnaître au premier abord des formes ou des paysages connus et déterminés, et l'on se rend compte ensuite que tout reste abstrait, insensé, imaginaire. Vorwald présente à l'étage tout un mur de plus petits dessins. L'architecture, les plans, la géométrie s'y déstructurent, délitent, deviennent presque fous. Moulins, voies ferrées ou ponts partent en vrilles, dérivent dans l'abstraction, quand ils ne sont pas «éclaboussés» de tâches. C'est tout à la fois un monde industriel très contemporain et un ensemble de références au Dadaïsme, au constructivisme, à De Chirico, qu'évoque Vormwald pour créer un univers bien à lui, assez barré, où l'utopie libératrice et l'architecture mortifère se frottent l'une à l'autre.


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