Maîtres à danser

Béjart, Cunningham, deux possibilités de réviser ses «classiques» et, surtout, de se rendre compte avec joie que les œuvres de ces chorégraphes n'ont pas pris une ride, voire surprennent toujours. Jean-Emmanuel Denave


Une Biennale 2008 consacrée à la relecture d'œuvres chorégraphiques historiques, la multiplication des transmissions ou les nombreuses reprises par certains chorégraphes de pièces anciennes, l'édition récente de DVD consacrés à Pina Bausch, Dominique Bagouet et Anne Teresa de Keersmaeker, la numérisation de vidéos de danse disponibles aujourd'hui sur la plateforme Numeridanse, un temps fort de la prochaine saison de la Maison de la danse dédié aux fertiles années 1980…

Depuis plusieurs années, la danse contemporaine se penche sur son passé et la conservation de sa mémoire. À Lyon, coup sur coup, on pourra ainsi voir ou revoir quatre pièces emblématiques du parcours de Maurice Béjart par le Béjart Ballet Lausanne, et deux autres de Merce Cunningham interprétées par le Ballet de l'Opéra de Lyon. Deux grands chorégraphes qui, si bien des choses les différencient sur le plan stylistique, ont en commun une œuvre importante (en quantité et en qualité), influente pour beaucoup de leurs «descendants» ou élèves (Maguy Marin et Anne Teresa de Keersmaeker formées à l'École Mudra de Béjart, Trisha Brown et Lucinda Child dans la Cie de Cunningham) et irriguée par le meilleur des musiques d'avant-garde de leur temps…

Un Béjart sobre

Ceux qui, comme nous, ont découvert Maurice Béjart (1927-2007) à la fin de sa carrière, ont sans doute été un peu déçus ou désappointés au regard de sa réputation de novateur et de passeur de la danse contemporaine. Ses derniers opus avaient en effet quelque chose d'emphatique, d'exubérant, pour ne pas dire de lourd dans leur ambition d'art total à la Wagner.

Son œuvre prolifique, éclectique, est en réalité pétrie de contradictions et s'avère difficile à résumer. Son style entremêle le vocabulaire néo-classique, les élans expressionnistes, l'influence de Martha Graham, et aussi du rock, du jazz, du twist ou de styles exotiques ! Le Béjart Ballet Lausanne propose un florilège passionnant des œuvres les plus inventives de son fondateur. Quatre pièces relativement brèves, assez intimistes, datant de 1957 à 1998, et qui toutes s'appuient sur des musiques de grands compositeurs du XXe siècle.

Bartok et son étonnante Sonate pour deux pianos et percussions dans Sonate à trois (1957), trio tendu à l'extrême s'inspirant du Huis clos de Sartre.

Webern, le plus radical des compositeurs de l'École de Vienne, et son quatuor à cordes Opus 5 pour un pas de deux à la gestuelle aussi virtuose que sans cesse déstructurée.

Pierre Boulez et ses clarinettes se «baladant» dans l'espace dans Le Dialogue de l'ombre double pour un duo datant de 1998, ou avec son superbe Marteau sans maître dont Béjart s'empare en 1973 avec une pièce pour six danseurs, plus lyrique que les trois autres, mais au vocabulaire encore une fois dépouillé, précis et abstrait.

Cunningham au cœur du mouvement

L'œuvre de l'américain Merce Cunningham (1919-2009) est plus univoque que celle de Béjart.

Avec son ambition depuis toujours affichée : innover constamment, dépouiller le mouvement de ses oripeaux subjectifs, expressifs, narratifs… Et ce jusqu'à utiliser le hasard pour composer l'ordre de ses pièces, l'enchaînement des mouvements, et jusqu'à créer de manière séparée la danse, la musique, les décors. Cunningham fut longtemps le complice de John Cage, co-inventa en 1952 le happening, collabora avec la crème de la scène artistique pop : Rauschenberg, Warhol, Jasper Johns…

Ses pièces demandent au spectateur un certain temps d'adaptation, surpris par l'aspect d'abord un peu mécanique et haché des gestes des danseurs. On perçoit ensuite peu à peu une pureté et une liberté du mouvement, exigeant une folle virtuosité, comme dans Channels/Inserts sur la bande son électro-acoustique de David Tudor. Ou même une poésie singulière et très touchante devant les variations continues des six danseurs de Summerspace (créées en 1958 sur des décors pointillistes de Robert Rauschenberg et une musique au piano se dilatant peu à peu de Morton Feldman.

 

Béjart Ballet Lausanne
À la Maison de la danse, du mercredi 30 mai au samedi 3 juin 

Merce Cunningham par le Ballet de l'opéra de Lyon
Au Toboggan, du mardi 5 au samedi 9 juin


<< article précédent
Le péril jaune