«Garder une part de risque»

Emmanuelle Castellan (née en 1976) expose avec David Coste à la galerie Françoise Besson. Sa peinture énigmatique, aux figures évanescentes et fragiles, sans cesse sur la brèche de l'expérimentation, exigeait quelques éclaircissements… Propos recueillis par Jean-Emmanuel Denave


Vous vous êtes d'abord intéressée à l'abstraction, avant de passer à une certaine forme de figuration ?
Emmanuelle Castellan : Mes débuts sont marqués par la question de l'espace et du corps, et par voie de conséquence du déplacement et du geste, ce qui m'a fait me pencher sur une peinture plus abstraite, de très grand format, proche des peintres américains comme Marc Rothko, Barnett Newman, les peintres de la Colorfield Painting... L'espace qu'ils parvenaient à créer fut une grande découverte. Mais je dois préciser que les images étaient déjà présentes, j'ai commencé à en collecter très tôt, elles m'aidaient à structurer mes peintures, mes compositions, tout en étant peu visibles. C'est quelque chose qui m'est resté et que je traite différemment aujourd'hui...

À l'origine de vos tableaux, il y a toujours des images de films ou autres. Comment travaillez-vous à partir de là ?
L'origine de mes tableaux est stimulée par les images sur lesquelles je vais arrêter mon regard, ce qu'elles évoquent, ce qu'elles m'évoquent aussi d'une façon personnelle, et, d'une façon plus diffuse, ce qu'elles sont en capacité de provoquer en termes de surface, d'espace, de couleurs. Je les travaille au départ par série d'esquisses, parfois il peut y en avoir beaucoup, et il y a toujours un moment où je commence à rentrer dans une sorte de processus qui me fait aller vers le tableau. Le travail d'esquisse est une chose, le tableau en est une autre. Ensuite, des effacements successifs me sont nécessaires pour rentrer d'une autre manière à nouveau dans la peinture.

Parlez-nous de vos fonds, si important et si travaillés chez vous…
Les fonds sont insaisissables, ce ne sont plus vraiment des fonds, mais des fuites, des espaces où tout s'engloutit et se dilue. Ce qui m'intéresse c'est la versatilité de ces fonds et de la matière picturale : tantôt tragiques, tantôt calmes, infinis, à un moment ils peuvent faire image. C'est ce qui m'a permis de travailler aussi au mur avec des "peintures-écrans", elles sont comme un écho des tableaux que je conçois. 

Quelles sont vos références, vos proximités avec d'autres peintres ?
J'oublie mes références aussi mal que les images dans la peinture : c'est-à-dire qu'il reste parfois quelque chose, mais ce peut être des éléments fortuits. Je reste encore très attentive à la peinture de Gérard Gasiorowski qui avait une manière inédite de travailler, de peindre et de déployer ses réflexions. C´était un artiste à part, personnel, et sa peinture a une intensité et une matérialité forte. Sa façon de détruire la peinture, son histoire, ses filiations, était un moyen de revenir à une tradition "réaliste" de la peinture, son aspect cézannien, pour moi très terrien. Ma peinture me semble plus légère, au sens où je ne rends pas visible les choses au premier regard, mais au fond, je pense souvent à cette "essence cézanienne" dans le travail de la matière picturale. Il y a aussi Raoul de Keyser, Michael Krebber, mais j'aime et regarde aussi beaucoup Dana Schutz, Tala Madani, Laura Owens, quelqu'un de très différent comme Markus Döbeli, aussi David Hockney, René Daniels... 

On pense parfois au travail de Marc Desgranchamps en regardant vos toiles ?
Oui, la peinture de Marc Desgrandchamps m'a beaucoup apportée, notamment lorsqu'il a commencé ses premières peintures en transparence : ses sujets étaient étranges, je me souviens de sortes de totems, cela m'avait beaucoup impressionnée. Cela dit, je crois qu'il est dans une filiation très différente de la mienne, plus allemande, proche de Max Beckmann et de l'histoire de la figuration d'une façon générale. Je me sens à la fois proche et éloignée car je pense que je n'ai pas du tout les mêmes préoccupations picturales que lui, alors que la question de ce qui reste est aussi centrale pour lui que pour moi.

Quel est selon vous l'enjeu de la peinture aujourd'hui parmi l'abondance d'images de toutes obédiences ?
L'enjeu est d'essayer d'être libre et de rechercher la clarté... Tout en connaissant les limites de ma pratique, l'essentiel pour moi est de garder une part de risque. 

Emmanuelle Castellan et David Coste, «Ici et nulle part»
À la galerie Françoise Besson
Jusqu'au vendredi 10 août 


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Antony Queen