En quatre lettres, y a pas mieux

Depuis 1991, l'hôpital psychiatrique de Buenos Aires possède sa propre radio, La Colifata. Elle émet une fois par semaine, fonctionne sur le mode de l'open mic, mais ne peut être captée qu'à quelques centaines de mètres à la ronde. Pas grave. Car nous, depuis 2011, nous avons CLFT, une entreprise technophile follement ambitieuse et dont les ondes se jouent des frontières avec la prestesse d'un nuage radioactif. Benjamin Mialot


Dans l'imaginaire collectif, un journaliste a sous les yeux des bagages surtaxés et dans le sang assez de caféine pour rendre famélique Manuel Uribe (590 kg, record du monde), vit retranché dans une chambre de bonne et n'en sort que pour côtoyer des êtres d'exception (ou pour se faire séquestrer dans une cave par le mec sur lequel il se renseigne, merci Stieg Larsson). Et bien tout ça, en vérité nous vous le disons, c'est du gros bullshit. En tout cas en ce qui concerne la supposée puissance dialectique de nos interlocuteurs. La plupart des acteurs du milieu musical, par exemple, n'ont pas grand-chose à raconter, si ce n'est quelques banalités relatives à leur soi-disant ouverture d'esprit et à leur prétendue volonté de ne pas se répéter. Bien sûr, il y a des exceptions. JNPLSRC et MARCALB, les fondateurs de l'association CLFT, dont l'objet est l'élargissement du cercle d'écoute de la techno, en sont deux belles. On a même du les interviewer deux fois pour être sûrs de bien cerner leurs aspirations et leur éthique.

En avoir (du chien) ou pas

Cela ne tient pas (uniquement) au fait que la première session s'est déroulée autour d'une bonne bouteille de whisky écossais. C'est vrai quoi, vous en connaissez beaucoup vous, des activistes sonores dont la Sainte-Trinité se compose d'un trio de documentaristes italiens nés dans les années 20, d'un prix Goncourt et d'un producteur tellement énigmatique que son implication dans le duo qui l'a révélé n'a jamais été prouvée ? «Musicalement, s'il fallait citer une source d'inspiration, ce serait Gerald Donald. Parce qu'il a été l'un des premiers et l'un des plus complets. Tout ce qu'on a appelé la techno de Détroit, on lui doit. Sinon, Mondo Cane (NdlR : film de 1962 qui, en filmant frontalement des pratiques culturelles considérées comme bizarres, interrogeait la frontière entre observation et voyeurisme) a été une énorme influence pour nous. La façon dont y sont mêlés la fiction et le documentaire, les séquences naturalistes et les images commentées... Il y a beaucoup d'enseignements à tirer de cette manière de traiter l'information afin que sa réception génère des points de vue très divers, de multiplier les entrées pour déborder des cadres. C'est ce qui nous interpelle également dans les romans-essais de Pascal Quignard, où la narration soutient des réflexions historiques et philosophiques extrêmement pointues. On essaie d'appliquer ça à la musique». Dont acte. CLFT, c'est d'abord un webzine plus-défricheur-tu-meurs, bourré ras le header de mixes de qualité et de chroniques crypto-surréalistes. C'est aussi une résidence à la Fée Verte, où séjourne notamment Multi, le cratedigger maison. Ce sera enfin, le 1er octobre, date de la parution d'un EP signé Kaelan (un rital aux kicks joliment ouatés), un label.

Nordic impact

Pas mal pour un projet démarré il y a tout juste une année et qui, bien que mûrement réfléchi sur le plan sémiotique, a pris de la vitesse grâce à d'heureux accidents, tel celui, fondateur, qui vit le boss du label Airflex Labs réaliser le site clft.net en échange de l'effacement d'une dette. Le parcours de JNPLSRC et MARCALB, lui, est plus classique : rencontre au lycée, découverte d'atomes crochus, premiers émois électroniques (au contact de la scène grenobloise pour l'un, via une sœur squattant chez des Dj's pour l'autre)... Puis, une épiphanie : «La musique, c'est un appel. Et la techno est le genre musical le plus à même d'y répondre, en cela qu'elle conduit a des expériences très intimes et profondes, à une connaissance de soi». À condition, dans un sursaut d'ambiguïté typique de l'underground, d'en préserver la marginalité. «Il y a plein de drôles d'oiseaux dans le milieu des musiques électroniques. Beaucoup de pigeons, quelques cygnes qui se pavanent, pas mal de pies aussi. Nous, nous sommes des corbeaux : nous sommes à l'écart, par choix et parce qu'en France et à Lyon en particulier, la culture techno fait défaut. Le corbeau, dans l'épisode biblique de l'arche de Noé, est le seul animal envoyé en reconnaissance qui ne revient pas. C'est de là que viendrait le mépris dont il est victime de nos jours. Histoire de filer la métaphore, on devrait peut-être adopter les noms des corbeaux d'Odin, Hugin et Munin, qui étaient chargés de lui rapporter les dernières nouvelles du monde». Mais ce sera pour plus tard. Quand ils auront satisfait leur envie d'organiser des événements rompant avec la tradition du clubbing. Quand ils fêteront le succès de la campagne de crowdfunding qui devrait leur permettre d'amortir leurs prochaines sorties. Ou quand ils s'auto-financeront avec leur propre magasin de disques. D'ici là, rendez-vous à la Fée Verte samedi 29 septembre avec les parigots Voiski et Antigone pour souffler la bougie.


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Les Seigneurs