La critique par l'image

Deux photographes se saisissent de phénomènes liés à la mondialisation à Londres et en Chine. Avec ce pari difficile : «parler» du monde par les seules perceptions, sans l'aide des mots et du discours. Jean-Emmanuel Denave


Sur la mezzanine du Bleu du ciel, le jeune photographe Allemand Jan Stradtmann présente une demi-douzaine de diptyques étrangement intitulés Jardin d'Eden. Des banquiers et des cadres financiers de la City de Londres, en costumes sombres, y prennent leur pause au milieu d'un parc luxuriant. Moments d'intimité où ces silhouettes un peu fragiles et solitaires semblent perdues, entre deux temps, entre deux espaces. Derrière des rideaux d'arbres, on aperçoit, gris et inquiétants, des immeubles, fantômes d'une mondialisation en berne (les images ont été prises en 2008, en pleine crise financière).

Jan Stradtmann, ici, rejoue les mises en scène utilisées par la peinture classique dans la représentation du Paradis et de la chute de l'homme. Ses images ne sont pas critiques au sens premier du terme, mais dessinent plutôt une atmosphère trouble, ambigüe. Son point de vue est plus tranché dans une autre série où, montrant des Porsche garées devant de luxueuses habitations, il moque les goûts des «puissants», réduits à une uniformisation stérile et froide, sans âme ni singularité.

De Londres au Turkestan oriental

Ces automobiles rutilantes voisinent avec les portraits hiératiques d'Edith Roux. Au cours d'un séjour au Nord-Ouest de la Chine, celle-ci a photographié la minorité Ouïghour du Turkestan oriental (turcophone et musulmane), chassée de ses habitations pour des raisons économiques (la région est notamment riche en minerais et gaz).

Devant des ruines, des hommes et des femmes nous font face avec fierté ou se reflètent à la surface d'un petit miroir placé au sol. «J'ai fait poser ces personnes dans des statures très droites et très dignes, et j'ai utilisé un flash afin de leur donner un aspect un peu fantomatique, soulignant l'extrême fragilité de leur présence» indique Edith Roux. Champ et contre-champ, mise en abyme des images, soin porté à la forme : l'artiste ne cesse d'entremêler recherche formelle et représentation d'une certaine réalité du monde.

Dans une vidéo, elle va jusqu'à user de rythmes (entre doux travellings et plans cut angoissants) et d'atmosphères sonores (les percussions des outils des artisans sont prolongées par celles de la bande sonore), entre autres effets saisissants, pour rendre compte de son regard sur cette région du monde. Ce film et les photographies des deux artistes ont une grande force plastique et posent ce problème controversé : les images, les sensations, les affects peuvent-ils «parler» du monde, saisir en silence quelque chose d'un réel politique et économique ?

Mondialisation mon amour
au Bleu du Ciel, jusqu'au samedi 29 décembre


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