Villagers

{Awayland} (Domino/Pias)


Il est une devise de notre maître-écrivain lyonno-québécois Alain Turgeon, qu'on confesse volontiers citer un peu trop souvent – sans toutefois envisager une seconde de s'en excuser – un adage que l'on peut faire sien pour caresser ses désillusions : « attendez-vous au meilleur, vous serez mieux déçus ». On y pense lorsqu'on entend pour la première fois le single Nothing Arrived, extrait de {Awayland}, le deuxième album de Villagers.

 

Sur ce titre qui oscille entre le romantisme benêt mais arrache-coeur d'un Tom Petty – le type sait tricoter une mélodie ascensionnelle qui vous retient à jamais par le col –, la grandiloquence éthylique d'un Mike Scott (The Waterboys), et les cavalcades sur terres brûlées d'Arcade Fire, Conor O'Brien, tête d'oisillon écarquillée chante « I waited for Something and Something Died / I waited for Nothing and Nothing arrived » puis plus loin « I guess I was busy when Nothing arrived ». Non seulement, rien n'est arrivé, mais en plus il était trop occupé pour le voir.

 


Villagers - Nothing Arrived (Official Video) par domino

 

Voilà donc Conor O' Brien, irlandais de son état, petit de taille mais gros de tête, ce qui correspond en tout point à la description du génie Irlandais, qu'il soit mauvais (le folklorique Leprechaun) ou bon (le siphonné symphonique Neil Hannon). Sur Becoming a Jackal, l'album qui le révéla (et lui valut en plus de multiples prix, une petite apparition aux Nuits de Fourvière), il nous offrait a Ship of Promises, un vaisseau de promesses. Celles d'un futur d'autant plus radieux que le présent de cet album était déjà aveuglant de talent et de songwriting impeccable (les inoubliables That Day et The Pact (I'll be your fever).

 

VILLAGERS "The Pact (Ill Be Your Fever)" (2011) par domino

 

Picaresque

Ce vaisseau-là nous a déposé sur {Awayland}, le morceau My Lighthouse, accompagnant la fin du voyage, annonçant le programme : « And we'll be there for right our wrongs / In the time it took to write this song ». {Awayland} est un pays si riche et vaste que s'y balader nécessite une carte. Non pas pour s'y retrouver mais pour s'y perdre, parce qu'on n'a guère envie d'autre chose. Quand O'Brien en dévoila la première pierre électro-ionisante, The Waves, tous ceux qui l'avaient pris pour un folkeux – un foutu malentendu, en vérité – s'égarèrent dans l'invective à la manière des fans de Bob Dylan en ce jour de 1965 au Newport Festival où il brouilla tous leurs repères.

 

 

Dylan justement, O'Brien œuvre dans les pas de sa torrentielle verve poétique sur le très « Desolation Row-esque » et picaresque Earthly Pleasure, riche de vers tels que « Naked on the toilet with a toothbrush in his mouth / When he suddenly acquired an overwhelming sense of doubt », « So there he was in front of her divine simplicity / And she was speaking Esperanto and drinking ginger tea » ou encore « The only thing that children cherish is to move up the ranks / Lucifer is in our court, Beelzebub is in our banks ». Un homme y vit plusieurs vies depuis sa salle de bain, comme le Bobby Pilgrim d'Abattoir 5 de Kurt Vonnegut habite plusieurs réalités pour mieux fuir la sienne, celle des bombardements de Dresde en 1945.

 

Outre Dylan et le cosmologiste Carl Sagan (The Waves), Kurt Vonnegut et plus particulièrement Abattoir 5, ce « Voyage au bout de la nuit avec une quatrième dimension » comme l'avait écrit un critique, sont la grande influence avouée d'un album qui ne doit pas son titre au hasard. Car {Awayland} n'est ni du présent, ni du futur, c'est un monde parallèle et mental. Il s'agit d'être présent au monde tout en étant ailleurs et, comme chez Vonnegut, grand styliste de la dérision salvatrice, de jouer avec l'ironie comme une arme de stoïcisme (Nothing Arrived, encore, mais aussi The Bell).

 

A kingdom for a song

O'Brien s'invente donc un pays pop imaginaire, aux frontières infinies, comme un enfant ferme les yeux pour ne plus voir ce qui l'effraie ou, au contraire, manipule ses peurs, anticipe ses craintes, pour mieux les conjurer. Faux cynisme d'enfant terrorisé qui fait écrire à Alain Turgeon dès les premières pages de Gode Blesse, à la découverte d'un chat crevé dans un sac plastique, trauma enfantin qui conditionnera beaucoup de choses  : « Elle va m'en faire voir de belles choses la vie. Je crois que c'est de là que je m'attends toujours au pire. » Ou à Vonnegut dans Abattoir 5 : « Les deux éclaireurs qui avaient laissé choir Billy et Fumeux venaient de se faire abattre. Ils s'étaient embusqués, attendaient les Allemands. On les avait découverts, canardés par derrière. Maintenant, ils mourraient dans a neige, sans souffrance et faisaient du blanc manteau un sorbet à la fraise. C'est la vie.»

 

Le prétendu cynisme même d'un Dylan – « when you got nothin' you got nothin' to lose » sur Like a Rolling Stone – était, bien entendu, une grimace d'innocence qu'O'Brien fait sienne quand son « I waited for Nothing and Nothing arrived », phrase clé donc, combine ces deux notions contradictoires, cette ubiquité morale qui de manière logique ne peut qu'enrichir musicalement un album sans aucune retenue. O'Brien, Billy Pilgrim pop, résume cela en une phrase : « One man's innocence is another chance ». La saisir c'est se donner l'occasion d'atteindre, lui en tant que songwriter, nous en tant qu'auditeurs, une outre-réalité vonnegutienne qui nous soulage de la nôtre, de lutter contre le « principe de réalité ».

 

Sur le déchirant Grateful Song, à la manière de Mark Linkous de Sparklehorse, auteur-compositeur notoirement dépressif, – et suicidé – de l'album It's a Wonderful life, O'Brien lâche une autre phrase clé :« Yes, we are thankful for the misery / From which we stole this Grateful song ». A Linkous qui murmurait sur Homecoming Queen, les vers de Richard III « a horse, a horse, my kingdom for a horse », O'Brien pourrait répondre « a song, a song, my kingdom for a song » si, justement, son royaume à lui, imprenable, n'était pas fait que de chansons. « (…) We'll be there for right our wrongs / In the time it took to write this song » avait-il-prévenu.

Stéphane Duchêne 

 


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