Ça bulle pour lui

Jocelyn Flipo a beau avoir une carrure de rugbyman, il n'y connaît rien en plaquages. Du moins ceux qui coupent l'élan. Ceux qui écrasent le cœur, en revanche, n'ont aucun secret pour ce quadra lyonnais qui, en l'espace de cinq ans, s'est imposé comme le golden boy du café-théâtre local. Son emploi du temps s'en ressent : avec trois projets à l'affiche et le double en cours de réalisation, le suivre ne va pas être une mince affaire. Il va pourtant bien falloir. De très près qui plus est. Benjamin Mialot


«Je suis quelqu'un qui travaille dans l'ombre. J'aime faire briller les autres». Ce sont, à quelques balbutiements près, les premiers mots qu'a prononcés Jocelyn Flipo lorsque nous lui avons fait part de notre volonté de lui consacrer la Une de ce numéro. Des mots d'excuse à peine déguisés, ceux d'un homme gêné à l'idée de tirer à lui une couverture dont ces «autres» lui paraissent plus dignes. Cet embarras ne l'a cependant pas empêché de se démener pour nous fournir un portrait photo digne d'une publicité Lacoste – ce doit être la première fois qu'un artiste organise un shooting rien que pour nous. L'anecdote peut sembler anodine. Elle en dit pourtant long sur la personnalité de ce jeune auteur et metteur en scène lyonnais, dont le travail injecte de la nuance au communément très criard milieu du café-théâtre.

Un pro de l'impro

La carrière de Jocelyn Flipo débute il y a cinq ans lorsque, en parallèle d'une vie salariale le voyant assumer successivement des postes d'éducateur sportif, de conseiller juridique et de responsable RH, il chope le virus de l'improvisation après s'être amusé de la prestation d'un ami : «Ce qui est génial avec l'impro, c'est qu'on crée de l'histoire en direct. C'est croire à ce qu'on fait, comme les gamins qui jouent aux cow-boys et aux indiens. Tout est à inventer. C'est aussi une école de la modestie. Tu ne peux pas avoir d'ego en impro, parce que tu peux être génial un soir et te prendre un four monumental le lendemain. Les comédiens d'impro sont de fait des gens simples et authentiques». Des gens simples et authentiques qui, pour certains, deviendront ses plus proches collaborateurs. C'est en effet à cette époque, qui le voit d'ailleurs rapidement assurer les présidences de deux des collectifs les plus actifs du territoire, la Ligue d'Improvisation Professionnelle Lyonnaise et les Improlocco – aujourd'hui affiliés à La Scène Déménage, la structure produisant tous ses spectacles, qu'il rencontre Julien Limonne, Léon Vitale et Alex Ramirès. Le premier deviendra son compositeur de bandes originales attitré, le second un proche complice l'épaulant autant sur la direction d'acteur que sur la scénographie, le troisième son poulain.

Je n'est pas un autre

La suite ressemble à une de ses pièces. Sa rencontre avec Ramirès, humoriste caméléon d'à peine vingt ans, débouche sur l'écriture d'un sketch, laquelle débouche elle-même, à la faveur de retours positifs, sur la conception de Serial Lover, jubilatoire one-man-show sur le dépucelage. Craignant autant les feux de la rampe qu'il aime le travail bien fait, Flipo se professionnalise, jusqu'à quitter le monde de l'entreprise en septembre dernier. Dans l'intervalle, il se réinvente en raconteur, confessant avoir «des histoires plein la tête». Mais pas n'importe lesquelles : «J'aime bien les histoires de mecs normaux qui n'ont pas confiance en eux et se retrouvent à devoir faire quelque chose de dur pour grandir. Au fond, je ne fais que parler de moi. Je ne crois pas qu'on puisse écrire des choses complètement détachées». Ainsi naît Dans ta bulle, comédie librement inspirée des BD de Domas, narrant les petites déconvenues et grands bonheurs de l'optimiste Max (Alex Ramirès, «l'homme auquel j'aurais aimé ressembler»), de son timide colocataire Piero (Léon Vitale, «moi») et de la jolie Coquillage (Alexandra Bialy, «ma rencontre idéale»). Ainsi naît également Loving Out, autre comédie dans laquelle Romain, hétéro désespérément célibataire incarné par Mathieu Coniglio, se découvre des sentiments pour un minet (Rayane Bensetti). L'une a été élaborée à partir d'improvisations collectives, l'autre selon un processus plus cloisonné témoignant d'un gain de confiance en soi chez son auteur, les deux détonnent fortement du reste de la production café-théâtrale locale. Par leur subtilité comique, à rebours du culte généralisé de la punchline, et, surtout, par leur charge émotionnelle. Nul hasard à cela : «J'aime faire rire avec une situation, pas avec des bons mots systématiques en fin de phrase. Et je ne suis pas obligé de faire que ça. Un spectacle qui n'est que drôle, tu l'oublies vite. Alors que si en plus tu ressens de l'empathie pour un personnage, tu emmènes quelque chose avec toi quand tu quittes la salle. Il faut qu'il y ait de l'humain dans une comédie pour que ça marche». Et Flipo, pour étayer cet argument, de convoquer Le Dîner de cons, où Jacques Villeret, «utilisé sans le savoir, finit par se révéler et reprendre le pouvoir», Le Père Noël est une ordure et ses personnages «pathétiques» et les films où «De Funès envoie du pâté tandis que Bourvil se pose en contrepoint sensible».

Prochainement sur vos écrans

Là aussi, nul hasard derrière ces références filmiques. Car ce qui rend ses projets aussi enthousiasmants, c'est également leur feeling cinématographique, lequel passe autant par leur construction en séquences que par le recours à des techniques visuelles propres au septième art, tel ce flashforward en musique qui donne à Loving Out de charmants airs d'adaptation live d'une comédie sentimentale à succès. Bien que Flipo adore le genre – il confesse avoir versé une larme devant Love Actually une bonne dizaine de fois, ce n'est toutefois pas sa seule source d'inspiration en la matière. Parmi ses pellicules de chevet figurent notamment Fight Club pour ses libertés prises avec la notion de quatrième mur et toute la filmo "jeunesse" de Steven Spielberg,  dont il a hérité le goût pour les récits sur la difficulté de s'élever. Face à tant de finesse, on en vient à se demander si Flipo ne serait pas plus à sa place dans le circuit du théâtre contemporain. Possible, répond l'intéressé, mais ce n'est pas pour tout de suite : «Je bosse avec le réseau des cafés-théâtres parce que des gens m'y font confiance : Cécile Mayet du Complexe du Rire, Didier Nathan des Tontons Flingueurs, Stéphane Casez du Comédie-Odéon. Ce n'est pas que je n'ai pas envie de travailler avec des théâtres plus institutionnels. Au contraire, ça m'ôterait l'obligation d'être drôle. J'adorerais faire du drame pur. Mais ça nécessite des démarches. Comme pour avoir une subvention. C'est long, c'est chiant, je n'ai pas le temps de faire ça». Et cela ne va pas aller en s'arrangeant, l'actu du bonhomme étant pour le moins chargée. Alors que les représentations de Loving Out cessent pour mieux reprendre les dimanches de mars, mai et juin aux Tontons Flingueurs et que Dans ta bulle est joué au Complexe du rire jusqu'au 23 mars, Flipo, fort du succès critique et public de ces deux créations, vient de lancer avec Yann Guillarme et Mathieu Coniglio le Smile Comedy Club, un «Taratata version humour», et s'apprête à lancer une websérie transposant le dispositif de Caméra Café aux loges d'un café-théâtre. En parallèle, il planche sur Trash, comédie musicale sur un acteur porno désirant raccrocher ses gants par amour, hésite entre trois points de départ pour sa nouvelle création non chantée, planifie le passage d'Alex Ramirès au Off d'Avignon, prépare avec les dessinateurs de Fluide Glacial la quatrième mouture de Sur les planches, temps fort du festival Lyon BD mêlant improvisation et gribouille en direct et s'installe au Rideau Rouge, où il assurera la programmation du créneau de 21h30 à partir de juillet. Pas mal pour «quelqu'un d'assez seul et de globalement triste».

Dans ta bulle
Au Complexe du Rire, jusqu'au samedi 23 mars

Smile Comedy Club
Au Comédie-Odéon, le dernier mardi de chaque mois


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