Bel(le) épine

Révélation 2012 du net et de la scène lyonnaise et (déjà) égérie d'une marque de jeans, Joe Bel, piquante rousse à la musique ondulatoire, cultive des hectares de paradoxes personnels qui imprègnent des textes hérissés de noirceur. Une dialectique qui permet à cette timide volontaire de tracer sa route en naviguant à vue, préférant le voyage et la démarche chaloupée à la certitude du terminus. Stéphane Duchêne


« Une voix, une guitare, des cheveux roux et une robe verte». Voici Joe Bel telle qu'elle s'est pensée et définie lorsque l'ancienne hypokhâgneuse et étudiante en Histoire de l'Art qu'elle fut a décidé de tout envoyer balader – frayeur familiale vite passée – pour assumer enfin ses envies de musique. Envies taraudantes mais longtemps refoulées pour cause de timidité quasi-maladive mais qui se soigne, un peu. Que la musique, au final, soigne même si, elle le sait, on ne se refait jamais vraiment. Encore que : il n'y a qu'à la voir en Ondine terrestre dans le clip de No, No – à ce jour, son meilleur titre disponible – beauté nature et regard d'abord perdu, robe de sauvageonne égarée en forêt bientôt hivernale, puis tunique verte de Diane chasseresse au regard gentiment prédateur. Charme privilégié des beautés brutes qui se sont découvertes sur le tard, commençant à peine à s'apprivoiser dans le regard des autres – ici, toujours par ce même moyen, à la fois détourné et premier : la musique. 

Cette musique d'une simplicité biblique, mais pas si évidente à circonscrire : Joe y découpe les mots en tranche, école "Kate Nash/ Lily Allen des champs" option épines, y décortique des sentiments aussi noirs que ses cheveux sont rouges, en un mélange de folk hoquetant, de soul cool, de reggae boisé, de «hip pop» – elle aime la formule – qui ne se laisse jamais vraiment démasquer. Comme son auteure d'ailleurs, dont on ne connaît pas le vrai nom mais qui prise l'uniforme comme système de défense, jusqu'à avoir longtemps eu tendance à s'habiller toujours de la même façon. Mais ça c'était avant, car cette fan de mode et d'images en général, égérie toute neuve d'une marque de jeans, étoffe peu à peu sa garde-robe de quelques couleurs, à mesure, et ce n'est certainement pas un hasard, qu'elle enrichit ses morceaux. Et ses lives, passés d'une musicienne – elle avec sa guitare – à cinq, avec ce que cela implique d'ouverture au travail en groupe, qu'elle apprend petit à petit avec enthousiasme au contact d'une équipe «qui croit en [elle]». La chance, ingrédient indispensable de la réussite – même si elle n'en demandait pas tant en si peu de temps – est ici à ajouter au talent.

Olympia

Si chez Joe Bel tout semble pensé dans les moindres détails, elle avoue volontiers se laisser porter par les événements, ne pas se laisser griser par une notoriété naissante et cultiver un gros côté «on verra» qui contraste gravement avec ses paroles : «I ain't sure 'bout tomorrow / everyday could be the day I die / No, no, no, no / I ain't sure 'bout us either, we don't know who we'll be in a while / So I say no, no, no, no» («Je ne suis pas sûre de demain / Chaque jour pourrait être celui de ma mort / Non, non, non, non / Je ne suis pas sûre de nous nons plus, nous ne savons pas qui nous serons plus tard / Alors je dis non, non, non, non»). Une peur du lendemain qu'elle semble ne pas connaître ailleurs qu'aux tréfonds d'elle-même.

Ne cherchant même pas à profiter de cette notoriété naissante et grandissante pour enfoncer le clou au plus vite – comprendre : avec un album. «Je n'ai pas envie de me laisser happer, dit-elle, J'ai un peu flippé au début en me disant : "il ne faut pas que ça prenne trop de temps" mais ça vaut le coup de prendre le risque et de faire quelque chose de bien plutôt que de se précipiter. Et puis jusqu'à mon album, je compte bien continuer à évoluer, proposer de nouvelles chansons et de nouvelles vidéos sur Internet. Parce que c'est comme ça que je fonctionne depuis le début. Tout est en évolution constante».

Elle ne croit pas si bien dire quand à l'heure de rédiger ces lignes, on nous fait passer la nouvelle qu'elle attendait : Joe Bel assurera, seule en scène, la première partie de toute la tournée européenne de cette drôle de créature pop qu'est l'Israëlien Asaf Avidan. Cinq pays et un Olympia, rien que ça. On s'enquiert de savoir si elle en est toute retournée, son attaché de presse nous confie que ça n'a pas l'air de la perturber beaucoup.


Fille perdue, cheveux rouges

Cérébrale instinctive, control freak relax, timide désarmante et cash, nature ou shootée arc-en-ciel en Castelbajac, telle est Joe Bel : compositrice vibrante mais auteure à fleur de peau, "fille perdue, cheveux rouges" qui actionne les leviers de paradoxes qui lui permettent d'avancer, droite dans ses bottes mais ne sachant guère, en dépit de sa détermination, où ses pas la mènent, dans la vie comme dans ses chansons – «Every step on the way is a long road» («Chaque pas est une longue route»), «I can't see what's on the other side» («Je ne vois pas ce qu'il y a de l'autre côté»), «In the city I walk alone my feet hurt and it's raining / You'll never find me no / I'm not round home» («Je marche seule dans la ville, mes pieds me font mal et il pleut / Tu ne me trouveras jamais non / Je ne suis pas dans les parages»). Des doutes, un manque d'assurance, enfouis, que la chanteuse exorcise lorsqu'elle résume tout à la fois – à dessein ou pas – sa personnalité, son envie et le chemin parcouru en une formule jetée en l'air comme une paire de dés : «Je ne sais pas où je vais mais je sais comment j'aime marcher».

Joe Bel
Au Radiant-Bellevue, jeudi 21 mars


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Insomniaque - Semaine du 20 au 26 mars