Mine de rien

A l'occasion de deux expositions (Laurence Cathala à la Fondation Bullukian et "Le Dessin en couleurs" à la galerie Descours), nous avons voulu nous pencher sur le dessin. Le sujet est très à la mode, voire tarte à la crème. Aussi, pour lui redonner sa singularité, avons-nous donné la parole à plusieurs artistes lyonnais. Jean-Emmanuel Denave


Dans une lettre datée du 8 septembre 1888, Vincent Van Gogh écrit : «Qu'est-ce que dessiner, comment y arrive-t-on ? C'est l'action de se frayer un passage à travers un mur de fer invisible qui semble se trouver entre ce que l'on sent et ce que l'on peut. Comment doit-on traverser ce mur ? Car il ne sert à rien d'y frapper fort. On doit miner le mur et le traverser à la mine, lentement et avec patience». Quand Christian Lhopital parle de la «légèreté du dessin», opposé au poids de la peinture, peut-être est-ce aussi pour ne pas frapper trop fort, asséner, aliéner.

Même quand l'artiste lyonnais crée concrètement sur des murs, il préfère le crayon au pinceau, le jeu sur l'opposition de quelques valeurs plutôt que sur toutes les couleurs. «Un dessin ne doit jamais être lourd ou besogneux. Au fil du temps, l'habileté de la pratique nourrit cette entière liberté, cette puissance de possibilités de ce qui se passe sur l'espace blanc de la feuille de papier. Plus je dessine, plus je suis libre» dit-il. «Bing image à peine presque jamais une seconde temps sidéral bleu et blanc au vent » écrit en écho Beckett. Ou ailleurs et à un autre sujet : «Etant donné que nous ne pouvons éliminer le langage d'un seul coup… Y forer des trous, l'un après l'autre, jusqu'au moment où ce qui est derrière, que ce soit quelque chose ou rien du tout, se mette à suinter de travers ».

Entaille

«Ma série de dessins "Saillances" [2012], confie Zoé Benoît, soulève la question de la ligne comme entaille. J'ai observé les failles de l'asphalte des routes de montagnes lors d'une résidence à Annecy. Elles se fissurent par endroit, à cause de l'action de l'eau et du gel l'hiver. De ces failles j'ai fait des relevés géologiques précis, à l'échelle 1, sur un carnet à dessin. Ensuite j'ai retravaillé ces dessins à l'atelier, de façon à leur apporter un modelé : les lignes, hachures, pointillés, tirets, plus ou moins concentrés, tracés à l'encre noire, développent une trame qui fait écho aux fentes, crevasses, saillances ou béances du bitume. Des va-et-vient apparaissent entre les traits dessinés, qui font saillie sur la feuille de papier, et les lignes de failles du bitume, qui dessinent un creuset à la surface au sol. La série s'inspire d'ailleurs des gravures de Viollet-le-Duc, qui à la fin de sa vie partit étudier la chaîne des Alpes à la manière d'un géologue, tout en conservant son regard d'architecte romantique».

Mais si le dessin est légèreté, fissure, il est tout aussi bien errance, espace qui s'ouvre à l'inconnu et forme qui se cherche. «Mon travail en cours, poursuit Zoé Benoît, s'intitule "Erre de jeux". C'est un projet d'œuvre publique, à dessiner au sol. Il s'agit d'y tracer (sur une place, un terrain approprié, un square...) tout un réseau de lignes entremêlées, à la manière d'un jeu que l'on trace au sol. Ici "Erre de jeux" renvoie à l'errance, à des règles du jeu incertaines, fluctuantes, louvoyantes. C'est aussi une référence aux «lignes d'erres», pensées par Fernand Deligny, qui travailla la cartographie de déplacements d'enfants autistes en traçant des lignes très enchevêtrées, complexes, témoignant de la complexité de l'espace que perçoit et parcourt l'enfant autiste».

Fêlures

Le dessin côtoie donc la folie, le délire qui, étymologiquement, signifie «sortir du sillon». On retrouve là Van Gogh, ce grand déglingué du sillon tellurique et «suicidé de la société» comme le dit Artaud, lui-même expérimentateur de quelques dessins et délires. Commentant l'un de ses dessins, Artaud disait : «Pas les couleurs mais la mélodie que de l'une à l'autre elles appellent, pas les formes mais l'improbable corps qu'elles cherchent à travers l'infini d'une arbitraire étendue». Point de corps à dépeindre, mais des corps à dépendre à travers les lignes d'erre du dessin, sa musique et sa danse. Un corps sans organes, un corps inouï, un corps jusque-là invisible…

«Le dessin, nous dit Blanche Berthelier, me permet de donner une image des invisibles. Dessiner, c'est faire apparaître des formes, les travailler selon l'intuition liée au processus du travail de dessin, depuis le geste de la main jusqu'aux choix successifs et incessants qui jalonnent le parcours de la création d'une image. Pour moi, le dessin, ou le tracé, est le médium le plus direct, sans intermédiaire technologique ou intellectuel... Je travaille aussi peut-être de cette façon pour créer des images qui puissent être appréhendées par le spectateur d'une façon directe, où l'immédiateté de ce qui est perçu est au-delà de l'image. D'où un aspect un peu déroutant, car le processus intellectuel s'en trouve court-circuité et inapte à expliciter ou aplanir l'impression face à des dessins faits de cette façon... ou à d'autres "images étranges"».


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