Dinosaur Senior

Créature à trois pattes et famille dysfonctionnelle, Dinosaur Jr. fut l'un des piliers de l'indie rock des années 80-90 et un annonciateur du grunge, avant d'exploser en une déflagration d'egos et de non-dits. Miraculeusement rabiboché en 2005, le mastodonte de J. Mascis et Lou Barlow connaît une seconde jeunesse plus sereine mais tout aussi bruyante. Stéphane Duchêne


Avec quelques autres, Dinosaur Jr. a contribué à semer le vent dont Nirvana récolta la tempête. Et s'il fallait comparer chacun des piliers de l'indie rock à un Cavalier de l'Apocalypse, nous dirions que Sonic Youth fut Pestilence (aussi appelé Conquête), le déclencheur, introduisant dans le fruit le ver d'une révolte sonique (voir encadré) ; les Pixies seraient Guerre, cheval rouge comme le visage hurlant de Black Francis, imposant la dynamique furieuse et létale du morceau qui brise la nuque ; Nirvana, bien sûr, serait Mort, incarnant à la fois l'avènement ultime de l'Apocalypse, la Révélation et dans le même temps l'achèvement du mouvement par le geste symbolique que l'on sait. Manque le troisième cavalier, Famine. C'est Dinosaur Jr., cheval (de trait) noir claudiquant car, comme dans la Bible, porteur d'une balance qu'il n'a jamais su maintenir en équilibre. Famine, car Dinosaur Jr. dont on a dit qu'il était à Nirvana ce que Chuck Berry fut aux Beatles, laissa quoi qu'on en dise le monde de l'indie rock sur sa faim, se fossilisant dans sa propre aigreur.

«Ear-bleeding country»

Pourtant, cachés derrière leurs cheveux, Joseph "J" Mascis (guitare-chant) et Lou Barlow (basse-de moins en moins chant), poutres maîtresses du groupe, étaient faits pour s'entendre (en silence), dans l'atmosphère si particulière d'Amherst, Massachussetts (d'où sont également originaire les Pixies), ville universitaire légèrement hippie sur les bords. Barlow l'ultra-sensible passif-agressif et Mascis la couch potatoe scotchée du bulbe, deux asociaux congénitaux que l'incommunicabilité a réuni comme pour mieux les séparer ensuite, deux pures incarnations de la génération slacker, enflés d'une colère mutique qui n'explose que par à-coups, généralement une fois les amplis branchés. Deux génies aussi du songwriting tordu, capables de tisser de la soie avec du fil de plomb.

Ensemble, ils fondent Deep Wound, Mogo puis, en 1984, Dinosaur (qui deviendra Dinosaur Jr. suite à la plainte d'un super groupe de vieilles badernes californiennes). Un nom qui porte en lui les germes d'un destin météorique et de l'extinction. Au départ, il n'est pas question de grunge,  juste de «country qui fait saigner des oreilles» : mélodies pop taillées pour les college radios mais jouées à la vitesse du punk, voix nasillarde à la Neil Young et cris de bêtes, murs de son infranchissables ornés d'interminables soli "cheapissimes" signés Mascis, comme autant de pierres dans le jardin de l'éthique hardcore. Complété par Murph à la batterie, soit l'Animal du Muppet Show fait homme et un album éponyme, Dinosaur ne tarde pas à impressionner Sonic Youth qui l'enjoint à rejoindre sa tournée en 1986. Ca commence fort, mais mal.

Car dès l'enregistrement de You're Living All Over Me (1987) pour le label dont ils ont toujours rêvé, SST, apparaît le paradoxe Mascis : ce blob sur patte à la neurasthénie proverbiale abrite en réalité un control freak, maniaque d'une sorte de perfection boiteuse. De là découle ce que deviendra Dinosaur Jr. : une famille dysfonctionnelle où l'on ne se parle pas. Entre Mascis l'égotiste et Barlow la pleureuse, qui cherche par tous les moyens à entrer en contact avec son acolyte, Murph revit rien moins que le divorce de ses parents quelques années plus tôt. Tout en étant obligé de materner ces deux grands échalas, incapables de réclamer la clé de leur chambre d'hôtel sans faire une crise d'angoisse. Murph est pourtant le premier à menacer d'étrangler son leader, coupable de vouloir maîtriser chacun de ses coups de baguettes. Très vite, Barlow lui-même n'a plus que quelques os (et son frein) à ronger : deux chansons qui préfigurent son travail avec ses futures formations Sebadoh (le séminal Lose) et Sentridoh (l'acoustique et lo-fi Poledo).

Rupture

C'est avec Bug (1988), l'album suivant, sur lequel la domination de Mascis est devenue totale – il écrit les parties de basse et de batterie de ses deux compagnons – que, dans le sillage du single Freak Scene,  le groupe explose. Dans les charts, comme en interne. Le seul titre laissé aux soins de Barlow, réduit au rang d'amoureux bafoué, est ô combien prémonitoire : au milieu d'un vacarme sidérurgique, Lou hurle «Why don't you like me ?». Car si Dino a enfoncé le clou avec une extraordinaire reprise du Just Like Heaven de The Cure, Barlow entre en éruption, un soir sur scène, sabotant sciemment le show. Enfin, Mascis lui prête un peu d'attention : il tente de le décapiter avec sa guitare puis, sorti de scène, dissout le groupe. Le lendemain, Barlow apprend sur MTV qu'un nouveau bassiste vient d'être engagé. S'il connaîtra un succès certain avec Sebadoh, Sentridoh, l'hybride The Folk Implosion (qu'on retrouve sur la BO du Kids de Larry Clark) et même en solo, il mettra des années à décolérer, non sans dédier à J The Freed Pig, une chanson toute en ironie et en bile froide, semblable aux idioties vinaigrées qu'on peut s'envoyer au visage lors d'une rupture amoureuse.

Mais pour l'heure, c'est le début des années major pour un Dinosaur Jr. qui n'est plus en réalité que la créature de Mascis. Le génial Green Mind (1991) n'est en effet rien d'autre qu'un album solo. Le "groupe", lui, tourne alors avec un Nirvana à la notoriété grandissante et auquel Mascis croit plus qu'en lui-même, ne cessant de répéter à un Murph perplexe «ce groupe va changer le monde». Avec Where You Been, annoncé par le single Start Choppin' (re-classique), Dinosaur Jr. est lui-même au sommet de son succès, le magazine Spin titrant même «J Mascis is God» - l'intéressé, Mascis, pas Dieu, en sera durablement mortifié.


Quant à Murph, il jette l'éponge, à la grande surprise de son leader mais sans grande conséquence. L'entité Dinosaur Jr. enregistre encore deux albums, plus dispensables et surtout de plus en plus pop, Without a Sound (qui contient quand même quelques pépites) et Hand It Over, avant de se rebaptiser Mascis & the Fog. Preuve qu'autour de J, il n'y a toujours eu que du brouillard, un petit nuage autour de la tête, un «après moi le déluge» baragouiné par un type plus socialement handicapé que malveillant. "Seul", il n'enregistrera rien de marquant, à l'exception d'un petit chef d'œuvre tardif, Several Shades of Why, en 2011, soit six ans après la reformation de… Dinosaur Jr..

Résurrection

Car en 2005, après quelques tentatives d'approche rappelant des chiens qui se reniflent le derrière – un hommage aux Stooges par ci, un jam par là –, le trio ressuscite. Au départ, il s'agit uniquement de promouvoir la réédition des trois premiers albums du trio séminal. Mais les rancoeurs mises de côté, joie de la maturité et de la paternité (ironiquement, Hendrix Barlow et Rory Mascis, les fils de, s'entendent comme larrons en foire), le plaisir de jouer ensemble (re)vient, un concert en appelant un autre.

Rapidement survient la nécessité d'écrire de nouveaux morceaux. Et de ne jouer que ceux-là en public, au grand dam des fans. Depuis 2007, ce Dinosaur Jr. rajeuni, malgré le poids, c'est le cas de le dire, des ans, a sorti trois albums – autant que du temps de sa splendeur initiale – dont le roboratif I Bet on Sky. Comme si le cavalier Famine faisait bombance, comblant enfin notre appétit. Et à ceux, comme Lou Barlow lui-même, qui pensent que Dinosaur Jr. aurait pu devenir l'équivalent d'un Nirvana, si seulement la créature avait pu tenir d'aplomb la balance des egos de ses deux immenses songwriters, on répondra que le trio d'Amherst a peut-être fait mieux : il a fait jaillir de ce déséquilibre une œuvre bancale mais à jamais culte. Et en cela totalement raccord avec la génération X qu'elle représentait et représente encore.

Dinosaur Jr. + Totale Eclipse
A l'Epicerie Moderne, mercredi 29 mai


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