Sugar Man


Alors que le film sort en DVD, après un succès au long cours dans les salles françaises — à Lyon, le pèlerinage au Comœdia est devenu une étape aussi marquante que le chemin vers Compostelle — il faut se souvenir de ce qui nous a vraiment marqué dans Sugar Man : l'apparition de Rodriguez, en plein milieu du documentaire de Malik Bendjelloul. On le devine à peine derrière une fenêtre sale, comme ces fantômes dont on dit qu'ils ne peuvent pas quitter leur dernière demeure et sont condamnés à la hanter, immuables dans un environnement qui, lui, se délabre.

Avant cela, on avait écouté deux pieds nickelés sud-africains raconter leur enquête et leurs détours, parfois ridicules, pour retrouver sa trace. Comme ils cherchaient la même chose avec les mêmes indices, le film donnait le sentiment d'assister à une adaptation involontaire de La Chasse au Snark de Lewis Carroll. Après, on entendait des témoignages qui canonisent Rodriguez en Abbé Pierre du folk, tellement désintéressé que même quand le succès lui tombe dessus, il refile l'ensemble de ses royalties à sa famille et repart faire l'ouvrier dans une usine à Detroit, et on avait regardé les images tournées au caméscope crado de ses concerts en Afrique du Sud. Rien de tout cela n'arrivait vraiment à donner de la consistance à la légende.

On revient donc à cette fameuse image centrale, cette apparition spectrale soigneusement mise en scène et qui, peut-être, explique pourquoi le film a eu autant d'impact — en dehors, évidemment, de la force musicale de Rodriguez. Quelque chose dans ce plan-là vient foutre en l'air les rouages trop bien huilés du storytelling : ça s'appelle un personnage, dans la réalité comme dans la fiction. Voir débarquer Rodriguez à l'écran, iconisé par cette fenêtre qui ressemble à un vitrail, c'est le faire passer du mythe à la réalité, et le retransformer immédiatement en mythe.

On le dit ailleurs : Rodriguez est comme le barbier des frères Coen un «homme qui n'était pas là». Cette absence, Bendjelloul cherche sans arrêt à la combler, mais c'est finalement quand il se résigne, quand il constate à quel point c'est cela qui le définit le mieux, son incapacité à être autre chose qu'une image en transparence ou le reflet flou du fantasme des autres, qu'il s'approche le plus de son sujet. Searching for Sugar Man dit le titre original : comme si la recherche continuait par-delà le mot "fin", comme si ce que l'on a trouvé, c'est que l'on n'a rien trouvé du tout.

Christophe Chabert

Sugar Man
En DVD chez ARP Sélection


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