Adèle avant Adèle

Depuis ses débuts, Abdellatif Kechiche inscrit son cinéma dans une lignée très française, dont il s'émancipe peu à peu. La Vie d'Adèle, comme ses précédents films, ne fait pas exception à la règle. Démonstration avec quatre films emblématiques. Christophe Chabert


1935 : Toni (Jean Renoir)

Comme souvent en France, tout part de Jean Renoir. Et notamment de Toni qui, bien avant le néo-réalisme italien et la Nouvelle Vague, s'aventure hors des studios et exploite les décors naturels aux alentours de Martigues pour faire entrer le soleil du midi dans ce drame inspiré d'un fait-divers. Même s'il filme le Nord dans La Vie d'Adèle, Kechiche choisit aussi de privilégier la lumière plutôt que la grisaille, comme dans ce premier baiser magnifique sur un banc, où les lèvres des deux comédiennes semblent embrasées par les rayons du soleil.

Surtout, Renoir cherche avant tout à saisir une vérité chez les immigrés italiens de son film, eux qui étaient, à l'époque, les marginaux de la société française. Kechiche avait fait de même avec les immigrés maghrébins et leurs enfants dans L'Esquive et La Graine et le Mulet ; ici, c'est une autre marge, celle de l'homosexualité féminine, qu'il essaie de dépeindre avec un maximum de crédibilité et d'honnêteté.

1963 : Adieu Philippine (Jacques Rozier)

 Adieu Philippines
Chez Rozier, comme chez Kechiche, il y a d'abord la volonté de ne pas finir. Ses films ont l'air apparemment décousus, improvisés au gré des humeurs du cinéaste et des aléas du tournage, les séquences semblent ne jamais devoir connaître de point final. Mais c'est cette liberté-là qui constitue en définitive un chemin et un propos. Le Chapitres 1 & 2 qui sert de sous-titre à La Vie d'Adèle doit ainsi se lire comme des points de suspension : Adèle grandira encore, devant la caméra du cinéaste pour d'autres chapitres, si toutefois l'une et l'autre se remettent des frictions qui ont précédé la sortie du film… 

Adieu Philippine a aussi en commun avec La Vie d'Adèle le désir de capter l'essence de la jeunesse de son temps, jeunes filles naïves et garçons dragueurs dont l'insouciance se brise au contact de la réalité — chez Rozier, c'est la guerre d'Algérie, chez Kechiche, le fossé social et la lutte des classes.

1983 : À nos amours (Maurice Pialat)

 A nos amours
C'est sans doute le film matrice de tout un courant du cinéma français, souvent imité, jamais égalé, le récit d'apprentissage adolescent dont les codes sont posés ici avec une évidente clarté : premières aventures sexuelles, conflits familiaux et quête d'une émancipation préfigurant l'entrée dans l'âge adulte. La Vie d'Adèle suit le schéma À nos amours, même si le goût du paroxysme de Pialat se déplace chez Kechiche de la sphère parentale vers la sphère amoureuse et sociale — notamment dans cette scène incroyable où Adèle est brusquée par ses camarades de lycée qui la soupçonnent d'être une «gouine».

Autre point de convergence : le film est la rencontre entre un cinéaste et une actrice débutante, Sandrine Bonnaire, qu'il "invente" autant comme personnage que comme comédienne. Kechiche ne fait pas autre chose avec Adèle Exarchopoulos…

2007 : Entre les murs (Laurent Cantet)

Les points de jonction entre le film de Laurent Cantet et celui de Kechiche ne tiennent pas qu'à leur Palme d'or commune ; derrière la romance entre Adèle et Emma venue du livre de Julie Maroh, Kechiche a aussi glissé comme une trame souterraine le rapport d'Adèle à l'éducation. Elle se passionne pour la littérature et pense que ce sont dans les livres que l'on trouve les réponses aux questions intimes qu'une adolescente se pose. D'où l'envie de filmer le lycée, lors de scènes de classe dont le dispositif, semi-improvisé et misant sur la spontanéité de vrais lycéens dans leurs propres rôles, rappelle évidemment Entre les murs. Dans la dernière partie, les choses s'inversent : Adèle est devenue institutrice, et c'est à son tour de transmettre sa passion.

François Bégaudeau, acteur et auteur d'Entre les murs, ne cache pas sa passion pour La Vie d'Adèle ; et Kechiche avait, à l'époque de La Graine et le mulet, invité Bégaudeau à participer au numéro des Inrocks dont il était rédacteur en chef… La boucle est bouclée.


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