Bob Dylan ou la quête du Greil

A la poursuite de la chimérique Vérité dylanienne depuis près de 50 ans, et déjà auteur de plusieurs ouvrage sur la question, le critique rock et théoricien pop Greil Marcus compile près de 40 ans d'articles sur l'homme qui a révolutionné le rock. Drôle, souvent acide, d'une érudition sans borne, "Bob Dylan by Greil Marcus" constitue l'énième chapitre patchwork de la quête d'un Graal sans doute plus belle que sa résolution. Stéphane Duchêne


En 1963, Greil Marcus, 18 ans, assiste à un concert folk dans le New Jersey. Joan Baez y convoque sur scène un jeune chanteur à l'allure étrange que Marcus, scotché, croise ensuite par hasard à l'arrière de la scène : «J'ai aperçu ce type, dont je n'avais pas bien saisi le nom, alors je suis allé vers lui. Il était en train d'essayer d'allumer une cigarette, il y avait du vent, ses mains tremblaient ; il ne prêtait attention à rien d'autre que l'allumette. Ma stupéfaction était telle, que ma bouche s'est ouverte : “Vous avez été formidable”, ai-je dit. “J'ai été nul à chier”, a-t-il rétorqué sans même lever la tête».

 

L'échange résume 50 ans de ce qui se tisse alors entre celui qui vient instantanément d'entrer en religion et l'oeuvre de son idole, décortiquée avec la patience du légiste, la perversité du fétichiste et la justesse morale d'un Salomon. Mais un autre fait illustre le rapport compliqué entre l'exégète exigeant et le missionnaire démissionnaire : Bob Dylan by Greil Marcus sort en France quelques semaines après le 10e bootleg officiel consacré à Dylan, Another Self Portrait, compilation de versions dénudées de titres de New Morning et du trompeur Self Portrait, dont la critique fleuve qu'en fit Marcus dans Rolling Stone le 23 juillet 1970 ouvre le livre en ces termes : «C'est quoi cette merde ?». Manière de boucler la boucle, c'est bien sûr Marcus qui écrit, en guise de réhabilitation, les notes de pochette d'Another Self Portrait...

 

 

Thésée pop
 

Que ce soit à travers ses écrits sur Dylan ou Elvis, ou le post-11 septembre dans L'Amérique et ses prophètes – La République Perdue ?, Greil Marcus, professeur à Berkeley, longtemps journaliste à Rolling Stone et, cette semaine, invité de la Fête du livre de Bron à la librairie Passages, a toujours fait figure de Thésée pop : tendez lui un fil sur lequel tirer – une chanson, un timbre de voix, une manière d'attaquer un refrain – et non seulement il vous fera sortir du labyrinthe, mais il vous en fera traverser mille autres dont vous n'aviez même pas conscience, débouchant au cœur de l'Amérique, de son mythe, de sa réalité, de ses symboles. De ses mensonges et faux semblants, aussi. Avec ce recueil au long cours – de 1970 à l'élection d'Obama – Marcus passe, entre autre, en revue la "seconde" carrière de Dylan. Le Dylan des absences, des retours ratés et parfois en grâce, des trous d'air ; le Dylan qui se cherche dans une Amérique elle-même confuse, se convertit, musicalement comme religieusement – ah, sa trilogie "chrétienne" ! – se déconvertit, se momifie – à propos de la chanson Silvio (1988) : «il y a plus de liberté musicale dans un spot Budweiser qu'il n'y en a ici» ; des concerts bâclés mais ayant toujours, malgré eux, quelque chose à délivrer : un message – même si ce message est «allez vous faire foutre» ; du bruit, des borborygmes, toujours signifiant.

 

Paradoxe pop
 

De fait, Marcus fait comme si – il a raison – le taiseux et cryptique Pr Dylan avait toujours quelque chose à dire. Même s'il ne s'agit plus que rarement de ce qu'on – ce que Marcus – voudrait entendre. C'est la grande malédiction «du don à assumer». Comme si le fait d'avoir été un jour touché par le grâce vous rendait à jamais redevable de quelque chose. Et bien sûr, quelque part, c'est le cas, qu'on l'assume ou non : «Nous ne parlons pas du destin du monde, écrit Marcus dans une critique de l'album Real Live. Nous parlons d'un individu en lutte pour trouver son prochain public, et donc trouver la prochaine chanson digne d'être présentée à ce public, ou la prochaine chanson qui pourrait rassembler ce nouveau public : l'équation pop, le paradoxe pop». Celui autour duquel le barde d'Hibbing a toujours tourné comme un chien tentant de mordre sa propre queue. Ainsi de ces mots empruntés à Jim Miller, commentant un Live Aid de 1985 : «Le type sur scène [Dylan, NdlR] ressemblait (…) à un détective, enquêtant sur ses propres chansons – les traitant ensuite comme des indices, les traquant où qu'elles conduisent, jusqu'au véritable mystère, au véritable crime».

 

Au fond, Greil Marcus démontre par la puissance de ses analyses l'impossibilité paradoxale de décrypter l'énigme Dylan. Il l'avoue même : «Les clichés sur l'histoire de Bob Dylan sont toujours vivants, et l'histoire attend toujours l'auteur qui saura la raconter». Mais à quoi bon quand le chanteur confie dans ses Chroniques : «Mon père n'était pas très sûr que la vérité pouvait libérer quiconque» ? Affaire classée. Demeure donc le mystère, le malentendu indécrottable, très tôt exorcisé sur It Ain't Me Babe.

 

A propos d'I'm Not There, le biopic multi-faces de Todd Haynes, au titre également évocateur : «Vous pouvez tout de suite dire, écrit Marcus, quelle personne contient des multitudes – et laquelle n'en contient pas (…) Pour d'autres, vous prenez conscience que vous n'avez jamais eu d'indice sur qui cette personne était – et vous êtes persuadé que cela peut être la manière de comprendre, sans doute pas qui cette personne est vraiment, mais qui ou ce qu'elle aurait pu être. Ce que cette personne attendait de son époque et ce que l'époque attendait de cette personne...». Laquelle, au compliment transi d'un jeune fan, répondra invariablement «j'ai été nul à chier», laissant planer le doute tenace que celui qui répond n'est peut-être en définitive pas celui auquel on s'est adressé. Et que lui-même l'ignore.
 

 

Bob Dylan by Greil Marcus (Galaade)

 

Rencontre avec Greil Marcus
A la librairie Passages, samedi 2 novembre

 

 

 

 


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