Un B qui veut dire Barrow

En concert cette semaine au Sucre avec son groupe Beak>, qui ose l'anachronisme krautrock dans une industrie musicale qu'il défie et dont il se défie, Geoff Barrow a participé avec ses acolytes de Portishead à la légende du "son de Bristol", avant de le faire voler en superbes éclats. Christophe Chabert


Le nom de Barrow fut porté jadis par un célèbre bandit, Clyde, qui avec sa compagne Bonnie eurent droit à une fameuse postérité cinématographique et musicale. L'autre Barrow, qui nous intéresse aujourd'hui, s'appelle Geoff et il partage avec son homonyme le goût des hold-ups et des provocations à l'ordre établi. Point de banques à son horizon, mais des studios, des salles de concert et une industrie musicale dont il se plaît à bousculer les règles. Geoff Barrow, c'est un des trois mousquetaires de Portishead avec Beth Gibbons et Adrian Utley, un groupe qui allait participer à un des courants les plus importants de la décennie 90 : le trip hop, terme attrape-tout auquel on préfèrera son alias géographique, le "son de Bristol".

Dans le cas de Barrow, la géographie n'a rien d'anecdotique d'ailleurs : après le divorce de ses parents, le bambin britannique part avec sa mère s'installer dans une ville du Sommerset appelée Portishead, dix bornes à l'ouest de Bristol, 20 000 âmes et un port en déshérence. À vingt piges à peine, Barrow commence à traîner dans les studios de Bristol et bosse sur le mythique album de Massive Attack Blue Lines, pierre fondatrice du courant. Dans le même temps, il fonde Portishead avec Utley et Gibbons et, en 1994, ils font irruption sur le devant de la scène avec Dummy, disque inusable fait de disques usés, de boucles audacieuses, de guitares à la Gainsbourg et d'une voix déchirée qui chante des paroles déchirantes. Trois ans plus tard, un deuxième album amplifie tout cela, continuité logique du précédent, plus maîtrisé, plus sombre aussi. On imagine alors le groupe en orbite pour longtemps…

Machine gun

Or pendant plus de dix ans, Portishead ne vivra que de rumeurs et de discrètes apparitions, se faisant même un bref instant éclipser par l'aventure solo de Beth Gibbons — un album, un succès, basta. Et Barrow alors ? Le temps de se dire que les choses risquaient en effet d'être plus longues que prévues, le revoilà à la manœuvre, prêt à faire la démonstration que le "son de Bristol" n'était pas une fin en soi, et que son appétit musical prend ses racines dans des genres bien plus anciens.

En 2001, il crée en Australie le label Invada, qu'il rapatrie en 2003 dans son Angleterre natale pour se donner encore plus de libertés, que ce soit pour sortir les disques des autres ou ceux de ses propres projets. Ensuite, il se dégourdit sur quelques remixes et finalement, remet la main à la pâte pour un troisième album de Portishead. Qui sort en 2008, et montre un groupe métamorphosé, dressant un mur du son fait de concrétions industrielles, de dissonances et de mitraillage musical — un des morceaux s'appelle Machine Gun.

Dans la foulée de cette révolution, Geoff Barrow va faire feu de tout bois… Premier projectile : la production du deuxième album de The Horrors, Primary Colours, qui porte tellement l'empreinte de Barrow qu'il laisse perplexe les fans du groupe, interloqués par ce mélange entre la new wave de Joy Division et les guitares extatiques de My Bloody Valentine. Deuxième effort, le plus important de tous : la naissance de Beak> et de deux superbes rejetons discographiques, qui feront sortir le krautrock du tombeau dans lequel il était enfermé depuis au moins la chute du mur de Berlin.

«Rock régressif»

Jusqu'à son nom, le groupe — que Barrow partage avec Billy Fuller et Matt Williams — évoque les mythiques Can et Neu !, les deux formations phares de ce "rock choucroute", cousin allemand expérimental et pourtant moins casse-burnes du rock progressif. D'ailleurs, Barrow s'amuse à qualifier Beak> de «rock régressif», double pied de nez à la mode et à un genre considéré comme ringard. Le premier album de Beak> est un hommage sincère et déférent aux héros du krautrock, même si Barrow se plaît à en montrer l'influence sur le post-rock, mais aussi la cold wave et même le dub. Barrow chante sur la majorité des morceaux, mais sa voix semble enregistrée à plusieurs mètres des micros, puis perdue dans d'infinies réverbérations, au diapason d'une musique bourrée de tremblements, d'ondes et de vibratos, de percussions étouffées et de guitares saturées. Pour le second (>>), lui et ses camarades iront plus loin : tous les morceaux ont été enregistrés en une prise, sans production ultérieure pour "nettoyer" le résultat.

On en vient au troisième exploit majeur de Barrow : un album de hip hop qui figure comme une des plus magistrales réussites du genre, enregistré sous le nom de Quakers. 42 titres percutants qui s'enchaînent à toute blinde, défiant les logiques commerciales de Itunes avec son système de vente à la découpe. Et ce n'est pas tout… À la faveur d'une bande originale refusée pour Judge Dredd, Barrow sort son premier album d'électro pure, Drokk ; surtout, il va s'acoquiner avec l'invisible Banksy pour composer la BO — acceptée, celle-là — de son vrai-faux-on-ne-sait-pas docu Faites le mur.

La rencontre prend soudain tout son sens : entre le street artist, vandale pour les uns, génie pour les autres, et Geoff Barrow, il y a la même alliance de révolte et de geste créatif, de refus de l'establishment et d'envie d'en être l'anti-héros. De Clyde à Geoff, il y a vraiment de flamboyants brigands derrière les Barrows.

Beak>
Au Sucre, vendredi 29 novembre à 19h30


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