«Un rêve commun»

Six jours après la première du "Roi Lear", le metteur en scène Christian Schiaretti revient sur la genèse de ce qui pourrait être son dernier grand spectacle au TNP. Propos recueillis par Nadja Pobel


Comment Serge Merlin a-t-il intégré ce projet ?

Christian Schiaretti : Je le connaissais depuis longtemps. Nous nous croisions lors d'errances nocturnes vers la Closerie des Lilas, pas loin de chez lui, et avons tissé une relation très marquée par la poésie. J'ai été
le voir à propos de Ruy Blas pour être Don Saluste. Sa réponse fut drôle : «mais pourquoi je joue pas Ruy Blas. Il considérait qu'il ne devait ou ne pouvait jouer que les rôles éponymes. Il m'a donc proposé Lear.
Ce n'est pas moi qui cherchait un roi Lear, vous montez Le Roi Lear quand vous l'avez. Dans la dévotion que Serge peut avoir vis-à-vis d'un texte (il vit à l'hôtel de façon monacale), j'avais là un roi Lear absolument possible, donc j'ai accepté. Il y avait dans mon souhait et ma motivation un autre larron important : Yves Bonnefoy. C'est Merlin qui a fait ce choix, mais je n'en aurais pas fait un autre. Sa traduction date de 1964, mais elle est totalement contemporaine et n'a pas besoin de faire des allusions lourdingues à la réalité pour que l'on comprenne bien que l'on croit vivre dans un monde d'avenir alors qu'il est ultra libéral et  réactionnaire. C'est beaucoup plus progressiste d'aller chercher des auteurs comme lui, qui a constitué un agencement de signes qu'on appellera poésie, qui a sa propre cohérence, son éternité. Je ne suis donc qu'un exécutant de la trilogie Shakespeare-Merlin-Bonnefoy. Après, j'essaye de faire en sorte qu'on ne me reconnaisse pas trop d'une mise en scène à l'autre. Le point commun à mon travail – qui est d'ailleurs le discrédit qu'on peut jeter sur moi – est la clarification. Je n'ai jamais pensé que l'obscurité était la profondeur. Mon audace est d'avoir travaillé dans le blanc et d'avoir fait une sorte d'épure du théâtre élisabéthain dont le plan scénique est respecté, et d'avoir projeté l'acteur face au public. C'est un spectacle clair, en opposition à la donne majoritaire du théâtre contemporain. Et puis il y a un classicisme avoué (le costume d'époque, l'histoire de bout en bout). Je pense que c'est une caractéristique, peut-être le seul secret d'élaboration, de mon travail. L'économie scénique de Shakespeare, avec un continuum narratif, nécessite de ne rien mettre entre deux scènes car il n'y a pas plus de deux secondes. Plus vous arrivez à résoudre le problème de tuillage des scènes, plus le récit se révèle. Autrement dit, plus vous êtes absent.


Vous saviez tout de suite que vous alliez donner cette couleur vaillante à votre Lear ?

Oui, et c'est aussi lié à Serge. Nous avions des moyens d'expressions totalement différents, mais les mêmes buts : éviter la plainte, donner à Lear une âpreté constante, sans complaisance émotive qui serait le lieu de toutes les exégèses possibles. Et puisque Shakespeare va vite, il ne faut ne faut pas jouer le symbole. Ça n'empêche pas les moments d'émotions, mais ils sont extérieurs à Serge. Ce n'est pas une stratégie, c'est un constat. J'ai la modestie de croire, pour avoir vu une dizaine de mises en scène de Lear, qu'on n'a jamais aussi bien compris l'histoire, surtout les intrigues secondaires. Une des clés de la pièce est de se poser la question de la différenciation des trois filles, notamment dans l'ordre légal, c'est-à-dire que Goneril est celle à qui devrait revenir le pouvoir. Elle est d'une légitimité absolue, donc elle est dans un rapport au père qui est assassin. Alors que la deuxième est ratée par essence. Là où Goneril sera amoureuse, elle ne sera que jalouse. Quant à la troisième, elle est encore dans l'enfance, son père est vieux, elle n'en a qu'une perception morbide. Après avoir analysé leur hiérarchisation, on peut interroger les maris. J'ai par exemple joué un jeu un peu ambigu avec celui de Goneril, qui la délaisse, ce qui explique qu'elle ait des amants et pas d'enfants. C'est une autre clé : aucune n'a d'enfants, donc il n'y a pas d'héritiers. Elles n'ont de plus pas de mère. Et puis il y a le fou. En général, on ne comprend rien à ce qu'il dit. Pas là. Quand il arrive, il donne son rôle en jetant son bonnet comme s'il ne voulait plus jouer. Il a été battu – ça c'est le film de Kurosawa, Ran, qui me l'a montré, la meilleure adaptation de Lear ! – car il avait fait une plaisanterie douteuse.


Vos pièces parlent toutes de politique. On voit peu ce genre de propos au théâtre…

Effectivement, car on a une transposition au théâtre du politique télévisuel, c'est-à-dire que le théâtre contemporain est basé sur le sensationnel. C'est un rapport favorisé par le pouvoir actuel, une sorte de lamento démonstratif, d'une sensibilité de fin de Terminale qui n'a pas grand chose à voir avec l'élévation de la pensée. J'aime non pas proposer un point de vue politique sur les oeuvres, mais donner à voir leur aspect politique, en l'occurrence, dans Le Roi Lear, la nécessité de l'affirmation de l'unité nationale, la mise en place de l'État moderne. Mais je suis navré de la pauvreté de la politique actuelle et de la prétention du théâtre. Les scènes du festival d'Avignon regorgent de démonstrations à force de sang, d'hémoglobine, de convulsions, d'un constat du monde et d'une preuve de sa mobilisation, ce qui est finalement très bourgeois.


Autre constante de votre travail, les pièces chorales, qui d'ailleurs coûtent très cher...

Ce n'est pas simplement une question de moyens, mais aussi de choix, qui repose sur trois paramètres, dont la moralité publique. Je dois transformer en emploi l'argent public mis à ma disposition. Une distribution de vingt-cinq, c'est une assemblée qui salue une autre assemblée. Il y a quelque chose d'un rêve commun. C'est aussi un choix artistique qui permet de montrer les oeuvres dans leur déploiement. Qu'on monte Strinberg à deux, trois, cinq, oui. Qu'on monte Shakespeare à deux, non. Il y a aussi la transmission entre acteurs, qui est à la fois pédagogique et pragmatique. Là, sur le plateau, il y a des élèves du Conservatoire, de l'ENSATT, de l'Iris de Villeurbanne. Pour ces jeunes, le fait de côtoyer Merlin au quotidien, c'est leur ndiquer leur avenir. Enfin, il y a mon plaisir à structurer l'espace avec du nombre. Je n'investis pas dans la pierre. Il y a moins de bois que d'acteurs. Mais il faut beaucoup de métier pour cela, or le respect du métier se perd. Les principes d'émergence et de rupture, l'appel à la parité, les hordes d'incompétents qui, pour de auvaises raisons, revendiquent les lieux... Je pense que le ministère et une partie du milieu pulvérisent l'institution. Le climat général est assez violent. Le ministère m'a annoncé qu'il me virait en 2016. C'est en fini pour moi. C'est mon dernier grand spectacle. L'an prochain, je ferai une année sans rien, je n'en ai pas envie, dans ce poujadisme général qui nie l'inégalité qui nous fonde et qui nie le métier.


Vous allez pourtant signer votre retour à Avignon avec Mai, juin, juillet...

Pendant dix ans, et c'était humiliant, j'ai été mis à l'écart d'Avignon. C'est ce qui s'appelle de la censure mais que là, on appelle un choix. En juillet, je saurai aussi si je suis à la Comédie Française. Et je pourrai dire ce que je pense.


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Ciel, mon Jimi !