Il y a des patronymes comme ça qui sont autant de jeux de pistes, de leurres destinés à brouiller les GPS, à larguer les amarres et les suiveurs. On en avait déjà un bel exemple avec le Suédois José González ou – dans une moindre mesure – l'Anglais tapi dans les Cévennes Piers Faccini. En voici un troisième en la personne de David Lemaitre – aucun lien avec Pierre, le dernier Prix Goncourt.
Comme son nom ne l'indique pas, David Lemaitre est Bolivien, a grandi à La Paz, et vit depuis fort longtemps dans cette pépinière internationaliste à ciel ouvert qu'est Berlin. Hasard ou coïncidence, cette bizarrerie patronymique qui traduit au mieux l'horizon du métissage mondial, n'est pas le seul point commun entre González et Lemaitre. Il y a quelque chose du folkeux suédois chez le jeune Bolivien. Quelque chose d'aérien et ouaté, de voilé, quelque chose de Nick Drake aussi, référence commune souvent avancée – et à l'origine sans doute de cette richesse rythmique.
Mais surtout, il y a cette impression que leur musique est le fruit d'un choc thermique où courants tropicaux et air glacé produiraientt comme un drôle de frottement de l'âme, une sorte de mélancolie bondissante, à l'image de l'ouverture de l'album Latitude : Megalomania. Un choc, ou plutôt une friction, celui du déracinement – fut-il volontaire ou même notoirement relatif – et des voyages immobiles qu'il engendre. De Jacques Cousteau à Pandora Express – du Phoenix joué au coin du feu – en passant par The Incredible Airplane Party ou Six Years, on voyage beaucoup sur ce bien nommé Latitude de David Lemaitre, dans l'espace et en musique – Jacques Cousteau ose le rythme… calypso. Dans le temps aussi.
Mais il y à là moins comme une recherche de racines que de voyager pour se perdre. Le River Man de Lemaitre, religieusement emprunté à Nick Drake, se présente ainsi moins comme une reprise, une excursion fétichiste au cœur des ténèbres drakiennes, que comme un acte de lâcher prise qui prendrait le texte au mot – «Going to see the river man / Going to tell him all I can / About the ban / On feeling free / If he tells me all he knows / About the way his river flows / I don't suppose / It's meant for me», soit «Je vais voir l'homme de la rivière / Lui dire tout ce que je peux / Sur l'interdiction / de se sentir libre / S'il me dit tout ce qu'il sait / sur la manière dont coule sa rivière / Je ne pense pas / que cela me concerne». Le largage d'amarre d'un type conscient – et content – d'appartenir à ceux qui ne seront jamais vraiment sur la carte parce que leur vie n'est faite que de départs.
David Lemaitre
A l'Epicerie Moderne, le 6 février