Le sacré du Printemps

Avec un septième disque inspiré par le Printemps érable qui a secoué le Québec puis une partie du Canada en 2012, Silver Mt. Zion revient très fort. Entre expérimentation et désir de confrontation, "Fuck Off Get Free We Pour Light on Everything" est tantôt direct comme un coup au foie, tantôt bouleversant d'humanité. Le grand disque prophétique d'une avant-garde qui meurt mais ne se rend pas. Stéphane Duchêne


«La musique c'est vraiment une façon de vivre et pas quelque chose qu'on fait pendant les week-end. La musique c'est pas seulement ce qu'on fait sur scène, c'est une chose à laquelle tu donnes ta vie, c'est comment tu es, comment tu vis et ce que tu fais. Et nous on va continuer sans aucun doute». Ce témoignage ouvre le dernier morceau de Fuck Off Get Free We Pour Light on Everything et résume évidemment l'état d'esprit à l'œuvre depuis la création du label canadien Constellation. Une profession de foi qui a fait des membres du collectif des moines-soldats d'un rock que l'on a beaucoup qualifié de "post-", faute de meilleur qualificatif à lui accoler.
 

Créé en marge du Leviathan du label, le terrible – et il faut bien le dire un peu écrasant pour ses membres – Godspeed You! Black Emperor, Thee Silver Mt. Zion Memorial Orchestra avait au départ pour but, dans l'esprit de son leader, Efrim Manuel Menuck, d'aller au bout d'inspirations plus personnelles sans rien renier des idéaux et de l'éthique Constellation, mais en y ajoutant un peu de souplesse. Et peut-être de réinjecter de l'humain et de l'individualité dans la machine collective.
 

Blues de l'austérité


La colère et la révolte sont bien sûr toujours et plus que jamais les ferments de la musique de Silver Mt. Zion. Cette colère, le groupe est allé la puiser au cœur du Printemps érable de 2012, qui a vu la jeunesse canadienne s'embraser d'une étincelle de presque rien – la hausse des frais de scolarité universitaires. Etincelle rapidement muée en inflammation sociétale, une fois le feu mis aux poudres du malaise et du mal être d'une génération dont le foyer ne demande qu'à être attisé. Silver Mt. Zion ne pouvait que se saisir de la torche et la brandir à la face de ceux qui ne voulaient pas regarder, répandre la lumière ("Pour Light"). Faire de Montréal en état de siège une transcendance.


Révolte oblige, sentiment d'urgence poussant au cul, Fuck Off Get Free We Pour Light on Everything est direct, immédiat, taille dans le vif pour aller à l'essentiel. Et capte d'autant mieux l'énergie collective propre à cette salvatrice réduction d'effectif de 2010 – de sept à cinq membres – qu'un Kollaps Tradixionales n'avait su exploiter au mieux. Alternant titres longs et séquences plus courtes, le septième disque des Canadiens est peut-être le plus punk, et à coup sûr le plus rock (plus question de parler de "post-"), se positionnant directement en première ligne sur le titre éponyme et sur Take Away this Early Grave Blues, réponse du tac-au-tac, en une insurrection de cordes, de percussions et de drones, à un autre morceau de bravoure : Austerity Blues.


Mais tout autant que le groupe a chiffonné son livre de bord, il ne concède quoi que ce soit au punk tel qu'on l'entend aujourd'hui. This Our Punk-rock, scandait en 2003 le titre d'un album qui ne l'était pas. Et les pulsions batailleuses de laisser place aux réflexions amères et tristes à pleurer comme Little Ones Run, ballade au piano chantée par les deux filles du groupe, avant le cri véritablement déchirant de l'album, What We Loved Was Not Enough. On tient sans doute là la plus belle "chanson" écrite par la bande à Menuck : un chef-d'oeuvre qui doit autant à la beauté mélancolique des cordes klezmer qu'à cette emphase chorale à fendre l'âme que n'aurait pas renié un Arcade Fire au sommet de sa forme mais plongé dans le gouffre absolu du désespoir.

Apocalyptiques


Si faire de la musique c'est donner sa vie, le faire dans le contexte actuel – à l'heure où l'économie mondiale a des airs de Radeau de la Méduse et l'industrie musicale une vieille odeur de sous-marin Kourksk – c'est hypothéquer l'avenir à mauvais compte en pariant qu'il n'en vaut peut-être pas la peine. C'est accepter de se tremper les os à jouer sous des toits crevés – comme les enfants sous l'orage du livret de Fuck Off... –, à sacrifier un peu de soi-même, à se débarrasser de la peur. Pas pour jouer les martyrs, ce n'est pas le genre de la maison – aussi christique soit l'apparence d'Efrim Menuck et mystique la référence pointée par le nom du groupe : le Mont du Temple de l'esplanade des mosquées à Jérusalem. Mais les Silver Mt. Zion, en véritables punks, en hérétiques rock, n'en sont pas moins de «la branche des apocalyptiques, celle des prophètes de la fin d'un cycle de manifestation» comme la nomme Pacôme Thiellement dans son article Retourne voir le gitan, consacré à Bob Dylan.


Répandre la lumière, révéler, nous montre What We Loved..., réclame une intégrité absolue et une aveuglante lucidité : «All our cities gonna burn / All our bridges gonna crack / All our pennies gonna rot / There'll be mud across our tracks /All our children gonna die (…) / Then the west will rise again (…) / So good night vain children / Tonight is yours / The lights are yours / If you'd just ask for more / Than poverty and war / If you'd just ask for more / What we loved was not enough». Comme le disait Dylan, toujours cité par Thiellement : «si vous croyez en ce monde-ci, vous êtes piégé. Vous deviendrez fou, parce que vous n'en verrez pas la fin». Silver Mt. Zion nous dit qu'il vaut mieux aller au bout du bout, payer tout ce que l'on a pour voir cette fin et recommencer.


Thee Silver Mount Zion Memorial Orchestra

A l'Epicerie Moderne, mardi 18 février


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