Le comte Pelly

En s'attaquant à Rossini avec "Le Comte Ory", Laurent Pelly livre une création parfaite sur un homme boulimique et jouisseur. Et si cet Ory était le reflet de ce qu'il est devenu : un franc-tireur qui réussit tout ce qu'il entreprend, au risque parfois d'être en roue libre ? Nadja Pobel


Pour sa première incursion chez Rossini, Laurent Pelly, jusque-là fidèle parmi les fidèles des opéras-bouffes d'Offenbach, a choisi de s'amuser avec la comédie du Comte Ory. Le personnage éponyme est, selon les mots mêmes du metteur en scène, «un oisif, un déconneur». Replié sur le front intérieur alors que les croisades battent leur plein, il mène sa propre lutte : séduire la comtesse Adèle, sœur d'un seigneur croisé. Tous les moyens sont bons et notamment celui du travestissement : déguisé en gourou dans le premier acte, il prend les traits d'une bonne sœur dans le second, répétant les mêmes stratagèmes que précédement mais sous un costume différent.

Le Comte Ory (1828) n'est pas un livret d'une grande finesse, loin de là. Tout y est sur-souligné, les chanteurs répétant encore et encore les mêmes phrases comme dans une comptine pour enfants. Tout se construit donc sur la capacité à assumer l'outrance des personnages et en cet art Laurent Pelly semble être passé maître. Pour se débarrasser des oripeaux de cette période ancienne, il a tout d'abord transposé l'action dans le monde moderne. Les croisades d'hier pourraient être l'Afghanistan d'aujourd'hui, les femmes attendant leurs maris ressemblent à s'y méprendre à celles du quartier lyonnais conservateur d'Ainay. Et puisque plus c'est gros, plus ça passe, Pelly ne s'interdit pas de caricaturer Ory en un gourou de la première heure, l'affublant de dreadlocks et d'un vulgaire peignoir cachant à peine ses parties intimes enrubannées dans un tissu - plus tard,  grimé en nonne, il prendra des pauses lascives laissant entrevoir son entre-jambe.

1828, année érotique

Laurent Pelly ne contourne pas son sujet. Il le traite frontalement, avec un appétit de gosse, imaginant même une scène de triolisme assez drôle, refusant de choisir entre le registre de Feydeau et celui du boulevard. Mais plus que l'érotisme, ce qui intéresse le metteur en scène est la satire sociale qui se cache à peine derrière : la bourgeoisie s'ennuie d'elle-même et se divertit comme elle peut avec des canulars. Pour autant, si Pelly croit convier Chabrol, nous sommes tout de même loin de ses intrigues psychologiques et quasi-policières. Et bien qu'il traite avec application sa mise en scène, elle se révèle tout de même, à force d'adhérer à son sujet, plus légère que les précédentes.

Le décor, qu'il signe avec les costumes, est un plateau de jeu qui se déforme à l'envi. La salle des fêtes du premier acte, par exemple, se meut de façon à opérer des zooms grâce à un socle tournant. Surtout, dans la deuxième partie, le château, vide et sans fioriture, paraît reposer sur des rails : la cuisine, le vestibule, la chambre, la salle de bain sont disposés à la queue leu leu, défiant au passage la dimension même des bords de scène (mais comment tout cela rentre-t-il dans les coulisses ?). Sans fond ni mur, tout ne semble que pacotilles dans ce royaume, loin du féérique ou de l'expressionnisme que Pelly a parfois tutoyé - on se souvient des majestueux décors de Orphée aux Enfers et des Contes d'Hoffman - mais proche de ce qu'il avait opéré avec La Vie parisienne, grouillante cité transposée sur le plateau avec déjà un chœur omniprésent.

Pelly s'ancre dans une réalité très actuelle et s'en amuse plus que jamais, non sans se reposer sur une équipe qui, au milieu de cette immense récréation, fonctionne à l'unisson, notamment Désirée Rancatore, soprano campant la comtesse et Dmitry Korchak, ténor dans le rôle-titre, qui jouent eux-mêmes avec cet art de la performance vocale qu'est le bel canto, en français dans le texte. L'orchestre piloté par Stefano Montanari, chef aussi rock'n'roll qu'Ory, a également la part belle.

Tout schuss

Laurent Pelly, cinquante-et un-ans, signe là son presque trentième opéra - son compteur de pièces de théâtre est encore plus élevé - et c'est peu dire que son travail a été constamment éblouissant, de La Famille Fenouillard (1994 déjà !) aux Funérailles d'hiver en passant par les fabuleux Hansel et Gretel, les petits Offenbach (Choufflerie, Tulipatan…) et les éternels Orphée aux Enfers et La Belle Hélène. Il se dégage de ces œuvres autant une jubilation à proposer un spectacle intelligent et rythmé qu'une vraie maîtrise de la tentaculaire machine de l'opéra. Comme Ory, Pelly dévore tout sur son passage, avec un hédonisme qui n'a d'égal que son talent. Pourtant, comme avec la commande de la Comédie Française en 2011, L'Opéra de Quat'sous, tout parait trop lisse. Comme s'il peinait désormais à trouver des matériaux qui lui permettent de se dépasser et d'expérimenter de nouvelles choses. Peut-être est-il temps pour lui de chercher ailleurs que dans le gigantisme à tout crin. Avec Macbeth en 2012, il créait un décor glacial, astucieux mais simple. Voilà que dans quelques jours, il créera au Théâtre national de Toulouse qu'il dirige depuis 2007, Le Songe d'une nuit d'été. Et si Shakespeare lui donnait plus de fil à retordre et donc plus encore d'imagination à déployer ?

Le Comte Ory
A l'Opéra de Lyon, jusqu'au mercredi 5 mars


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Ça cartoon mais ça ne cartonne pas toujours