Écrans mixtes : feux d'artifices et amours monstres

Une nouvelle édition du festival LGBT Écrans Mixtes avec une journée consacrée aux femmes, des avant-premières dont le dernier et beau film de Bruce La Bruce, du documentaire et un hommage à Kenneth Anger… Christophe Chabert


Déjà quatre ans que le festival Écrans mixtes tente d'inscrire à Lyon une manifestation cinématographique L(esbian) G(ay) B(i) T(rans) majeure, à l'instar de celles, bien installées dans la région, que sont Vues d'en face à Grenoble et Face à face à Saint-Étienne. Avec quelques particularités, notamment un goût prononcé pour l'esthétique queer et l'envie de mettre en perspective l'actualité de ce cinéma avec son passé.

Ce sera d'ailleurs un des événements de l'édition 2014 : un hommage à Kenneth Anger, cinéaste qui, après avoir longtemps été rangé dans la catégorie "expérimental", en sort peu à peu à mesure où des cinéastes mainstream viennent en repomper l'esthétique — comme Nicolas Winding Refn dans Drive ou Oliver Stone dans Tueurs nés. Autre facteur de reconnaissance : la traduction (tardive, puisque le livre date des années 50 !) l'an dernier de son génial bouquin Hollywood Babylon, où Anger raconte la fondation de la Mecque du cinéma par ses scandales sexuels, ses ragots et ses destins funestes, le tout avec une verve hallucinante.

Le sexe est au cœur de ses films, que ce soit par la fétichisation érotique du biker dans Scorpio Rising, ou via les feux d'artifices éjaculatoires de Fireworks ; un drôle de mélange entre le goût de la métaphore visuelle et la littéralité fétichiste, qu'on retrouve en version ésotérique dans Lucifer Rising, puis carrément psychédélique dans l'incroyable Invocation of my demon brother. La séance que lui consacre Écrans mixtes — et que présentera notre ami Didier Roth-Bettoni — proposera six films d'Anger, avec des classiques — Scorpio rising, Lucifer rising, Fireworks — et des raretés — Kustom Kar Kommandos, Rabbit's moon et surtout Puce moment, tourné en 1947 et qui annonce Hollywood Babylon.

Restons dans les classiques — et saluons de nouveau Monsieur Roth-Bettoni, auteur d'un beau livre-DVD autour du film — avec Sebastiane (1975) de Derek Jarman (et Paul Humfress). Jarman, emporté par le SIDA en 1994, signait là son opera prima et revendiquait dès le départ son statut de cinéaste queer, avec ces légionnaires romains errant nus dans le désert, tout en préparant les relectures historiques audacieuses qu'il tentera autour du Caravage ou d'Edward II.

Enfin, pour être synchrone avec la journée internationale des femmes le 8 mars, le festival proposera de 11h à minuit un «marathon féministe» qui synthétise la programmation globale d'Écrans mixtes : documentaires, autofiction (dont Qui a peur de Vagina Wolf ? de l'artiste américaine installée à Paris Anna Margherita Albelo), inédits et classiques. En plus du très mystérieux Le Rempart des Béguines, tourné en 1971 et abordant frontalement la question lesbienne dans une France encore sous la coupe d'une censure assez stricte, on pourra voir à la Bibliothèque de la Part-Dieu l'inusable Les Diaboliques de Clouzot. Certes, les rapports troubles entre Véra Clouzot et Simone Signoret dans le film sont bourrés de sous-entendus et de détails laissant entrevoir une complicité amoureuse, mais le film reste surtout un modèle de cinéma flippant, dont Hitchcock fut suffisamment jaloux pour s'en inspirer dans Psychose, la douche remplaçant la baignoire dans le genre gros effet de surprise — lire à ce sujet les premiers chapitres du bouquin de Robert Graysmith, La Fille derrière le rideau de douche.

Un festival de cinéma ne serait rien sans son lot d'inédits et d'avant-premières. On en retiendra trois : d'abord, la séance d'ouverture avec le documentaire I am Divine de Jeffrey Schwarz, sur le mythique acteur travesti qui irradia le cinéma de John Waters — auquel Écrans mixtes avait rendu un superbe hommage lors de sa deuxième édition. Ensuite les débuts dans le long-métrage de Philippe Barassat avec Indésirables, qui prolonge ses courts en filmant les relations entre un jeune infirmier (Jérémie Elkaïm) et des handicapés physiques et mentaux à qui il sert d'assistant sexuel, d'abord pour payer son loyer et les études de sa copine, puis par pur plaisir. Ça s'annonce provocateur à souhait.

On s'attendait à ce que Bruce LaBruce emprunte le même chemin, scabreux et scandaleux, avec Gerontophilia, ou comment un jeune infirmier (encore !) découvre son goût pour les personnes âgées et plus spécialement Mr Peabody, nonagénaire malicieux avec qui il va vivre une escapade amoureuse et sexuelle. LaBruce, pape d'un porno gay expérimental et hardcore (de Hustler White, son chef-d'œuvre gonzo, à son diptyque zombie, Otto et L.A. Zombie avec l'icône François Sagat), réalise en fait ici son premier film "normal", c'est-à-dire sans scène de sexe explicite et non simulée, mais aussi avec une tenue formelle qu'on ne lui soupçonnait pas. L'élégance de la mise en scène va de pair avec la délicatesse du regard qu'il pose sur ces deux personnages et leur histoire d'amour somme toute ordinaire — coup de foudre, élans du cœur, fugue et jalousie — le tout nimbé d'une esthétique pop portée par une écriture pleine d'esprit. Avec Gerontophilia, Bruce LaBruce sort des ornières underground et de la représentation crue sans pour autant renier ses fondamentaux : un romantisme qui ne s'encombre pas de tabous ou d'interdits.


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