Lumière mouille le maillot

Inatteignable surhomme ou trop banal humain, le sportif est une figure mythique qui, loin de n'occuper que les journalistes et les fans, est aussi le sujet de nombreux films et livres. En consacrant un week-end au sport, l'Institut Lumière place l'athlète au centre du jeu. Stéphane Duchêne et Nadja Pobel


Dans ses Mythologies (1957), au rang desquelles le Tour de France se voyait consacrer un chapitre, Roland Barthes l'écrivait clairement : «le langage donne à l'événement la majoration épique qui permet de le solidifier». Sur la Grande Boucle spécifiquement, il ajoutait qu'elle était «le meilleur exemple d'un mythe total donc ambigu ; le Tour est à la fois un mythe d'expression et un mythe de projection, réaliste et utopique tout en même temps». Si dès lors que la littérature rencontre le sport, elle ne se focalise pas uniquement sur le vélo, force est de constater que cette discipline, comme la boxe, a fait couler beaucoup d'encre, l'origine modeste de leurs champions n'y étant sans doute pas pour rien - plus l'amplitude de destin est grande, plus le mythe se consolide. Philippe Delerm (La Tranchée d'Arenberg et autres voluptés sportives), Jean Echenoz (Courir, sur le destin d'Emil Zatopek), Dominique Noguez et bien d'autres ont fait de l'athlète un personnage de leurs nouvelles ou récits. Toutefois, davantage que les romanciers, le programme des premières rencontres "Sport, littérature et cinéma" de l'Institut Lumière concerne les cinéastes et documentaristes, ainsi que des journalistes sportifs parmi les plus reconnus pour leurs qualités littéraires : Philippe Brunel et Benoît Heimermann de L'Equipe - on pourra également découvrir, le temps d'une exposition, des clichés emblématiques du quotidien - et Jean-Emmanuel Ducoin de L'Humanité.

Champion-nation

Depuis longtemps (toujours ?), le champion représente plus que lui-même. Parfois, il prend le pas sur les autorités politiques, qui deviennent otages de son pouvoir de rassemblement ou s'y confrontent violemment (comme l'expliquent Les Rebelles du foot et Muhammad Ali's greatest fight), contribuant à prendre, comme l'énonçait Georges Pompidou, le pouls d'une nation : «la santé des athlètes est la preuve de la bonne santé d'un régime». Les chefs d'Etat se battent pour être sur le bord de la route du Tour au côté de leurs administrés, les États peu friands de démocratie misent tout sur la réussite de leurs protégés (des nageurs de l'ex-RDA aux prouesses parfois forcées des Chinois aux JO de Pékin)...

Ainsi mythifié, le sportif est en partie protégé de ses propres dérives. «La force du mythe obscurcit le problème du dopage» constatait ainsi l'historien du corps Georges Vigarello dans la revue Esprit en 1999. Lance Armstrong, dans le documentaire consacré à son mensonge et présenté en avant-première, ne dit pas autre chose. Rescapé miraculeux du cancer, le coureur gagne le Tour 1999, dit "du renouveau" (celui qui suit l'affaire Festina) et, même si tout dans ses chronos provoqueront la suspicion, l'histoire sera trop belle pour être écornée, la compétition ne pouvant être ternie aussi violement une deuxième année consécutive (voir le documentaire The Armstrong Lie). La renaissance de cet homme est plus agréable à entendre et à conter que les calculs de VO² max (capacité maximale à s'oxygéner) pourtant accablants que Libération, entre autres, publie et analyse alors.

Immortelles randonnées

Alors le champion est-il un homme comme les autres ? A priori oui. Merckx fils d'épicier, Armstrong abandonné par son père, le personnage de Buster Keaton qui, dans Sportif par amour, ne cherche qu'à impressionner une fille dans le contexte si particulier du culte du corps et de l'accomplissement individuel nourris par le sport universitaire américain… Mais il lui arrive souvent de dépasser le commun des mortels, à l'image de Niki Lauda (interprété par Daniel Brühl dans Rush, biopic qui clôt ces rencontres), brûlé vif lors d'un accident au Grand Prix d'Allemagne 1976, donné pour mort – on lui administre même l'extrême onction – et à nouveau au volant de sa Formule 1 six semaines plus tard pour disputer le titre à sa Némésis James Hunt. Extraterrestre ? Sur-humain ? La frontière est mince entre ce qu'il faut pour rallier les foules et conquérir les trophées. Merckx s'y est cassé les dents : trop fort, tuant le suspens, il sera même victime du coup de poing d'un spectateur las de sa suprématie dans l'ascension du Puy de Dôme sur le Tour 1975. Si le documentaire La Course en tête, projeté en sa présence en ouverture de l'événement, le montre comme un homme banal allant à l'entraînement, il restera perçu par le public comme le "Cannibale".

La souffrance, point cardinal de cette société judéo-chrétienne dans laquelle sans douleur, il n'est point de plaisir, est un autre élément de la constitution du mythe. Longtemps elle a été visible, désormais elle est cachée à proportion des progrès de la télévision, qui filme et traque au plus près les coureurs : il s'agit de ne pas donner d'indices explicites à l'adversaire, quitte à affadir aussi l'image du champion. Reste alors les à-côtés, les gestes déplacés qui peuvent construire et ramener le sportif dans le monde réel. C'est le cas de Cantona, demi-dieu à Manchester United revenu parmi les mortels lors de coups de sang, notamment en 1995 contre un supporter qui l'avait insulté, ou encore du sage Zidane dégainant un coup de boule en 2006. Toujours et encore il est question du corps, de son mouvement et de sa représentation. C'est dire si le cinéma et la littérature ne peuvent que se délecter des destins des champions sportifs.

Sport, littérature et cinéma
A l'Institut Lumière, du jeudi 13 au dimanche 16 mars


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