Douces transes

Quand il n'est plus d'imitation, l'art de la danse met en mouvement et en transformation certitudes, représentations et identités. Sur le modèle de la transe, l'artiste multimédia Ulf Langheinrich, invité du festival Sens dessus dessous, et la chorégraphe Vânia Vaneau, programmée par Chaos danse, nous proposent, chacun à leur manière, un accès à la métamorphose. Jean-Emmanuel Denave


L'époque, vous l'aurez noté, est au "trans" : transculturalité, transnationalité, transdisciplinarité, transgenre, transidentité... L'étymologie latine indique qu'il s'agit d'une attirance pour «l'autre côté», anciennement celui des dieux et du surnaturel avec le chamanisme et les rites de possession, aujourd'hui celui de l'autre culture (métissage), de l'autre sexe, de l'autre à l'intérieur de soi (le «Je est un autre» de Rimbaud), de l'autre du réel (le virtuel, le simulacre numérique cher à Jean Baudrillard). Quand, dans son livre fracassant Les Renards pâles (Gallimard, 2013), Yannick Haenel imagine une insurrection politique, celle-ci prend la figure d'une grande marche tribale et masquée, proche de la transe, dont l'un des buts est d'échapper à la réduction à l'identique, au "même côté" : « Nous nous mêlions ainsi les uns aux autres, dans une confusion tranquille, sans chercher aucune unité. La communauté, si elle existe, déjoue la clôture ; et c'est ce qui avait lieu : l'absence d'identité absorbait l'espace ».

 

Le philosophe Michel Foucault le disait lui aussi à sa manière : «Ne me demandez pas qui je suis et ne me dites pas de rester le même : c'est une morale d'état civil ; elle régit nos papiers». Le "trans" est à la fois ultra contemporain et archi ancien : la recherche d'une modification de l'identité physique et psychologique remonte en effet aux différentes danses et rites de transe qu'ils soient vaudou, chamaniques, médiumniques... Le cinéaste Jean Rouch en a filmé d'extraordinaires au Niger, mais chaque contrée a les siens : derviche tourneurs en Turquie, tarentelle en Italie... Cette quête de la transcendance et de l'extase à travers le corps, cette modification de la conscience et recherche d'un état second a été retravaillée par certains pionniers de la danse contemporaine comme Isadora Duncan, Marry Wigman (danses extatiques en 1918), ou par tous ceux qui, par exemple, se sont attelés au lancinant Boléro de Ravel...

On veut trop être quelqu'un


Née au Brésil en 1982, ancienne danseuse de Maguy Marin pendant six ans, la Lyonnaise Vânia Vaneau se lance dans la création d'un premier solo, Blanc, placé explicitement sous le signe de la transe. «Je suis partie, nous confie la jeune chorégraphe, du thème de la transe et de la transformation, avec des recherches sur le chamanisme, les rituels, les ornements, les costumes et les peintures corporelles. J'ai fabriqué moi-même différents costumes avec l'idée organique qu'ils pouvaient constituer plusieurs couches de peaux, différentes identités successives... ». Seule sur scène, Vânia Vaneau sera donc néanmoins multiple, collective, accumulant différentes figures ou personnages, évoquant aussi la nature et quelques animaux : «Le blanc c'est la somme de toutes les couleurs. Ma pièce explore le fait que l'individuel est fait de plusieurs couches physiques, historiques, culturelles...».

 

«On veut trop être quelqu'un écrivait Henri Michaux dans Plume. Il n'est pas un moi. Il n'est pas dix moi. Il n'est pas de moi. MOI n'est qu'une position d'équilibre (une entre mille autres continuellement possibles et toujours prêtes). Une moyenne de "moi", un mouvement de foule». Pensée du flux et du devenir, la transe fait basculer continuellement l'artiste de l'autre côté d'un miroir social aux images trop fixes ou aliénantes. La danse qui est mouvement, é-motion, passage d'un corps trivial à un corps élancé, paraît être l'un des médiums idoines pour cela. «La transe, dit encore Vânia Vaneau, est un appel à des forces invisibles, non perçues ordinairement. Elle peut nous faire changer de perception, d'état, et accéder à d'autres couches qui nous composent au-delà de notre vie quotidienne normale et banale». Blanc, à travers sa bande son notamment, fait aussi référence à ce drôle de mouvement littéraire et artistique brésilien né du Manifeste anthropophage de l'écrivain Oswald de Andrade (1890 -1954), publié en 1928. Le mouvement anthropophage prône non pas le rejet des cultures étrangères, mais au contraire leur appropriation, leur assimilation, en particulier des cultures européennes. Ceux qui auraient la chance d'aller à Paris prochainement pourront voir au Centre Georges Pompidou plusieurs salles consacrées à ce singulier courant dans le cadre de la nouvelle présentation des collections du Musée national d'art moderne.

Immersion


La transe, comme son concept y invite, passe elle-même d'un état artistique à un autre selon les époques. Elle a touché la musique électronique via la trance et distille ses effets de métamorphose et son projet poétique de «long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens» (Rimbaud) jusqu'aux plus high tech des arts multimédia.

 

Ex-membre du fameux duo Granular Synthesis dissout en 2003, l'Allemand Ulf Langheinrich (né en 1960) présente à Lyon à la fois un environnement sonore et vidéo 3D au Musée d'Art Contemporain (Land IV, 2008-2011) et une pièce chorégraphique à la Maison de la Danse dans le cadre du festival Sens Dessus Dessous (Movement C, créé en 2012). A propos de Land, il écrit : «Il existe un conflit entre l'intention de toucher un public par le biais d'une expérience artistique axée sur les sens et les lois et contraintes inévitables des arts médiatiques dépendant des logiciels et du matériel informatique (contrairement aux possibilités illimitées promises...). LAND tente de créer l'illusion : l'immersive et sublime sensation d'incertitude au moyen du son, de matières virtuelles projetées et du temps. Cette approche de la création visuelle repose sur mon expertise dans le domaine du son et, en fin de compte, sur une autre forme d'imagination sonore. Derrière cette réalité froide, technologique et synthétique se cache peut-être quelque chose de viscéralement chaud, de profond».

 

Sans aller jusqu'aux viscères et à la chaleur extatique, la pièce de l'artiste parvient effectivement à nous plonger dans une sorte d'état hypnotique des plus réussis, pendant une vingtaine de minutes. Pourtant, les images abstraites (au départ des prises de vue de vagues sur une côte du Ghana, retravaillées ensuite à l'ordinateur) et les nappes sonores de Ulf Langheinrich sont plutôt âpres, synthétiques, inhumaines. Nous sommes face à un paysage du "rien" et à une matière granuleuse d'images ne représentant nul figure ni récit. «Une terre pleine de pessimisme, un moule et une sculpture de gris numérique, une zone dense avant le vide final, avant le néant. C'est une terre devant un mur, une patrie pour aujourd'hui» écrit encore l'artiste.

Transsubstantiation


A la Maison de la danse, Ulf Langheinrich donnera un tour de manivelle supplémentaire à ses expérimentations entremêlant "physicalité", abstraction, environnements numériques, logiques mathématiques : une danseuse bien réelle, baignée de lumières et de sons, bombardée d'effets stroboscopiques et de projections 3D, va peu à peu se dissoudre sous les yeux des spectateurs, se métamorphoser en un simulacre flottant au-dessus de la scène. «Tout se dissout en vagues de pure lumière» promet Langheinrich. Une transsubstantiation laïque du réel en virtuel : «La répétition apparemment aléatoire et continue des mouvements chorégraphiés induit une dérive oscillant entre langueur et trouble alors que le spectateur observe un minimalisme incessant d'une extrême intensité. En fait, Movement C génère globalement la sensation d'une oscillation constante, étrangement agréable, comme celle que l'on ressent lorsqu'on est paisiblement allongé, touché par la fièvre et perclus de douleurs subtiles». 


Avant d'en arriver aux logiciels informatiques et à une grande maîtrise technologique, Ulf Langheinrich a réalisé à la fin des années 1980 des toiles aux motifs proches de ceux de Francis Bacon, peintre par excellence de la défiguration, de la catastrophe (le terme désigne le lieu où une fonction change brusquement de forme dans la théorie des catastrophes du mathématicien René Thom). Il travaille actuellement avec le chorégraphe japonais Saburo Teshigawara sur un opéra d'après le Solaris de Stanislaw Lem (création en 2015 au Théâtre des Champs Elysées à Paris), roman où les morts et les personnages de rêves, les images, prennent chair et os. Une transsubstantiation inverse de celle promise par Movement C à la Maison de la danse.


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