Le rêveur Duval

«Gnangnan». C'est en ce terme que nous qualifiâmes le spectacle de Karim Duval à sa découverte l'an passé. L'heure est venue de faire notre mea culpa : bosseur comme pas deux, le seul humoriste sino-franco-marocain du monde est depuis devenu un formidable conteur à double tranchant. Benjamin Mialot


«Ma mère est chinoise, mon père est japonais. Et moi je suis mal foutu». Le spectacle de Karim Duval démarre peu ou prou sur le même ton que cette blague d'écolier. Encore un de ces stand-uppers communautaires tels que le Jamel Comedy Club en usine à la douzaine chaque semaine ? C'est ce que l'on se demande pendant cinq minutes. Pas plus. Le temps de se rendre compte que chez cet ex-ingénieur à l'arbre généalogique plus ramifié qu'un Dragonnier de Socotra la question des origines, bien qu'abordée dans le respect de la plupart des canons du genre - imitation d'accents, répertoriage de particularismes, sous-texte réconciliateur - ne se résout pas via un humour de repli (mal) camouflé en autocritique, mais avec un sens du récit, une rigueur d'écriture et un souci d'équilibre entre spontanéité et mordant tels qu'ils paraissent inscrits dans son ADN. 

La guitare qui le démange

Ils le sont peut-être en partie. Car Karim Duval est né au Maroc d'une mère sino-tahitienne et d'un père franco-berbère. Une publicité Benetton à lui tout seul, comme il l'affirme en préambule de Melting Pot', le one-man-show en question. Là-bas, il coule une enfance et une adolescence dorées – le paternel est polytechnicien – baignant dans «une soupe internationale» où culture d'élite et mœurs populaires font excellent ménage. C'est dès cette époque, au cours de repas de famille aux airs de marchés de banlieue, qu'il se découvre une passion pour la guitare et une petite vocation d'«humoriste de bout de table». Son bac obtenu, il décroche à Paris le Grand Chelem des études d'ingénieur : maths sup', maths spé puis Centrale. Il migre ensuite vers le sud de la France, où il entame une très prometteuse carrière dans l'informatique à Sophia Antipolis. Voyages à travers le globe, responsabilités, salaire à plusieurs zéros, Duval est un bon parti dont l'avenir semble tout tracé.

Le hasard et son orgueil en décideront autrement : au détour d'un déplacement à Antibes, il pousse en 2007 la porte d'un café-théâtre et s'essaye à l'impro et à l'écriture. Les premiers rires qu'il déclenche dicteront la suite : cinq années passablement schizophrène qui le verront cultiver de front cette passion et son gagne-pain formaté, l'assurance que lui confère la première n'étant pas étrangère à son ascension professionnelle tandis que le sérieux que lui impose le second lui permet d'entrevoir rapidement un avenir sur les planches. Duval ne fait en effet pas les choses à moitié, affichant d'emblée, avec un premier spectacle intitulé D'un commun accord, l'ambition de dire quelque chose de l'état du monde par le biais d'une autobiographie à plusieurs voix.

Une rencontre vitale

Bien accueilli par le public et le milieu – l'Espace Gerson sera l'un des premiers lieux à le soutenir, tandis que Jocelyn Flipo l'invitera dès 2009 à se produire sur Lyon et finira par devenir son manager, D'un commun accord lui permet notamment d'ouvrir pour Didier Bénureau ou Arnaud Tsamère... avant de se remettre en question à Avignon. Au moment où il s'y produit, soit à l'été 2012, cela fait déjà plus de six mois qu'il a tout plaqué – «Un jour, il a été question de m'envoyer voir un client à l'Île Maurice, et j'ai prié pour que ça ne se fasse pas car ça tombait en même que le Festival National des humoristes de Tournon-sur-Rhône. J'y ai vu un signe» – pour se consacrer entièrement à la comédie. C'est la douche froide : face aux très exigeants spectateurs du festival, il comprend qu'il peut aussi ne pas faire rire. Il en revient avec l'intention de redoubler d'efforts et un précieux partenaire rencontré sur place : Léon Vitale, qui revêtira pour lui la casquette de metteur en scène. Ensemble, ils reprennent tout à zéro : «mon spectacle était un enchaînement de sketches qui fonctionnait mais auquel il manquait une identité. Léon m'a aidé à la trouver. Il a aussi été pour beaucoup dans la séparation entre l'auteur et le comédien. Quand je joue maintenant, je ne suis plus dans la réflexion mais dans l'échange».

D'un commun accord devient Melting pot', one-man-show stupéfiant de cohérence, de rythme et de spontanéité dans lequel ce fan de Stromae se raconte à travers une galerie de protagonistes tous plus loufoques et néanmoins crédibles les uns que les autres, d'un professeur de musique obsédé par les 4'33" de John Cage à un oncle asiatique chauvin. Au-delà de cette performance physique et narrative et les sauts de registre qu'elle sous-entend, de l'humour noir (le sketch des J.O. de l'immigration) à la vanne sociologique (le rappel sur la meilleure façon de mettre une couette) en passant par l'interlude musical (Vincent Le Derme, parodie étonnamment intemporelle du chéri de ces filles de 1973), c'est la finesse de sa plume et la tendresse avec laquelle il aborde des sujets aussi délicats que le déracinement qui le distinguent. Une approche qu'il résume en trois adjectifs («feutrée, sobre et souriante») et une note d'intention («donner aux gens la banane tout en leur rappelant que la réalité est dure, c'est ma définition de l'humour») et lui vaut aujourd'hui des prix dans tous les tremplins qui comptent et, depuis le début de l'année, une jolie série aux Feux de la Rampe à Paris. Pragmatique, Karim Duval n'en va pas pour autant plus vite que son loisir premier : «J'écris en ce moment de nouvelles choses, mais je ne les présenterai qu'au moment où on se dira "tiens c'est le deuxième spectacle de Karim Duval" plutôt que "c'est qui ce mec ?". Avant, j'aimerais pouvoir jouer celui-ci au Maroc». Inch Allah comme disent, selon lui, les pilotes au moment d'atterrir à Fès. 

Karim Duval
Aux Tontons Flingueurs, du mercredi 2 au samedi 19 avril
Au Boui-Boui, du samedi 5 avril au samedi 28 juin


<< article précédent
Captain America : le soldat de l’hiver