Le dedans dehors

A travers quelque 200 œuvres, L'Institut d'Art Contemporain consacre une surprenante rétrospective à l'artiste allemand Thomas Bayrle. Un fabricateur d'images qui donne à voir, littéralement, les coutures et l'étoffe de notre société. Jean-Emmanuel Denave


Quand un artiste s'immerge, totalement et sans jugement, dans la chair du monde, il en ressort parfois avec au bout des doigts des images de la texture même de ce monde. Soit une nouvelle version matérialiste de la vieille mimesis grecque : le motif, la forme et le fond se confondent, couchent ensemble sur le papier ou sur d'autres médiums. C'est l'hypothèse, le fil rouge que l'on se proposons de suivre ici pour décrypter l'œuvre de ce formidable fabricateur d'images qu'est l'Allemand Thomas Bayrle (né en 1956). Matières, textures, structures, circulations entre les choses qu'il observe sont les matériaux princeps de son travail, de son approche critique de la société, qui se retrouveront ensuite d'une manière ou d'une autre dans ses peintures, collages, sculptures, photographies...

Voyageant sur la côte ouest des Etats-Unis en 1980, Thomas Bayrle écrit : «Le hamburger est le symbole de ce phénomène. Tu le presses doucement et ne rencontres aucune résistance, la bouchée n'en finit pas ; tu t'attends à trouver une résistance comme en Europe, mais cette dernière ne vient pas, tu mords dans l'air, dans une chute, dans l'apesanteur, dans un espace bombé sans fin. Quand tu avales, tu gardes la sensation de cette bouchée pareille à l'air qu'on injecte dans les tuyaux ou dans les pneus». De cette connexion sensorielle et mentale avec les "choses", Thomas Bayrle fera tour à tour des panégyriques (comme ces moteurs en marche que l'artiste considère comme de véritables «cathédrales» des temps modernes) ou des œuvres critiques (proches intellectuellement de l'Ecole de Francfort : Theodor Adorno, Max Horkheimer...).

A l'usine


Dans les années 1960, Thomas Bayrle est, à ses débuts, proche de l'esthétique pop anglaise et américaine, ses œuvres peintes ou ses installations reprenant les motifs de la société de consommation : boîtes de conserve, automobiles, téléphones... Mais déjà son style s'affirme : ses images sont constituées de multiples petites images identiques, dans une sorte de mise en abyme (proche aussi de la théorie mathématique des fractales) du motif global et des motifs constituants. La représentation est constituée de représentations, voire du réel lui-même. A dix-neuf ans, travaillant dans une usine textile, Thomas Bayrle vit une expérience-clef :«A l'époque où je passais mon temps dans l'usine, jour après jour, heure après heure, je me suis moi-même laissé aspirer par cet enchevêtrement de chaînes et de trames... immerger dans le renforcement infini de millions de croisements dessus-dessous qui constituent n'importe quel tissu». Du textile au tissu social puis à la trame même de l'image, l'artiste ne cessera ensuite de coudre l'un à l'autre. De même que les masses et les individus, le tout et la partie, l'infiniment petit et l'infiniment grand, le ver et le fruit... Chez lui, Adam et Eve sont ainsi corporellement constitués de représentations pornographiques tandis qu'un grand Christ en croix plane suspendu au-dessus d'une autoroute, sa chair est elle-même faite du pain quotidien d'une voie routière utilisée chaque jour par des milliers d'Allemands et commanditée au départ par... Hitler.

Sur la route


Les nœuds autoroutiers, tels des rubans de Möbius, se retrouvent d'ailleurs dans bien des images ou des "sculptures" de Thomas Bayrle. L'idée de croisement, de carrefour, d'entrelacs, rythme l'oeuvre de l'artiste. On verra aussi dans ses images l'infiltration de la publicité, des machines, de l'architecture, des médias... Au fond, c'est la structure interne du monde contemporain qu'il révèle, continuant en cela le travail d'un... Cézanne : «Lorsqu'au début du siècle, Picasso a placé pour la première fois des pommettes au milieu du visage, empilé les yeux à la verticale et manipulé les têtes et les corps comme de la pâte à pain, ce fut l'éclosion d'une nouvelle réalité, longuement préparée avant lui par Cézanne. Un avènement public. La structure interne avait dérapé. Avait "chuté vers l'avant" dans la peau, dans la membrane. Tout à coup, scandale : le reflet d'un "état intérieur" devenait visible – pour tout le monde. »


Thomas Bayrle

A l'Institut d'Art Contemporain, jusqu'au dimanche 11 mai


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