Portraits de l'Oncle Sam

Le Bleu du ciel présente parallèlement deux expositions autour des Etats-Unis : les images d'Alain Desvergnes inspirées par l'œuvre de William Faulkner et les scènes trash et tragiques du photographe du crime Weegee. Jean-Emmanuel Denave


«Pendant une bonne minute, devant la vitrine, parmi l'éclaboussure légère des confettis de la veille au soir gisant au pied de la devanture comme un résidu d'écume souillée, Jiggs resta en suspens sur la pointe de ses souliers de tennis maculés d'huile, à reluquer les bottes...» Ainsi s'ouvre Pylône de William Faulkner, écrit en 1934. En une phrase seulement, l'auteur y multiplie perceptions et sensations, plonge le lecteur parmi le magma empirique et matériel de son univers singulier. De quoi évidemment séduire un photographe, avide de qualités physiques et de données sensorielles. Plus largement, c'est l'œuvre entière de Faulkner qui a poussé Alain Desvergnes à parcourir pendant trois ans (à partir de 1962) le Mississippi sur les traces de l'écrivain : «C'est grâce à ce pèle­rinage aux sources d'un mythe "plein de fureur et de bruit ra­conté par un idiot et qui ne veut rien dire" que j'ai appris à photographier comme je l'aimais jusque-là sans le savoir, à tra­vers le style d'un romancier qui écrit comme il voit d'une façon ininterrompue, en désordre, sans suite apparente, sans logique rassurante, sans retombées séduisantes mais où seule surnage l'insuffisance de la prise, mais jamais son insignifiance»

La solitude parmi les foules

Les très belles images de Desvergnes adressent de nombreux clins d'oeil aux romans de Faulkner et documentent un Mississippi presque inchangé depuis les années 1930. Mais bizarrement, elles ont justement quelque chose d'un peu lisse et trop composé qui nous éloigne des bourrasques et du lyrisme faulknériens. C'est paradoxalement Weedgee, le photographe des nuits interlopes et tragiques new-yorkaises, qui s'en rapproche davantage. Dans les années 1940, Weegee (1899-1968) se branche sur la fréquence radio de la police et déboule avec son flash sur les scènes de crimes, de bagarres, d'accidents, d'incendies... Il saisit aussi quelques prostituées, de pauvres hères embarqués dans un panier à salade, des intérieurs enfumés de cabarets, des strip-teaseuses en déshérence... L'inconscient d'une ville y apparaît comme à ciel ouvert, dégorgeant de scènes sordides, de paumés, de personnages inclassables, de sueur et de sang. L'artiste du crime et de l'instantané brut disait chercher, dans ses photographies, à «montrer combien, dans une ville de dix millions d'habitants, les gens vivent en complète solitude». Mission accomplie.

Weegee et Alain Desvergnes
Jusqu'au samedi 21 juin au Bleu du Ciel


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