A cause des garçons

Sous couvert d'une empoignade girly, notre collaborateur Christophe Chabert signe avec sa deuxième pièce, "Ventes privées", un cinglant examen du monde. Et offre à Alexandra Bialy et Thaïs Vauquières les rôles les plus décisifs de leur jeune carrière. Benjamin Mialot


«Un système de parenté est déjà une idéologie». L'affirmation est d'Emmanuel Todd et elle est une des deux clés de compréhension de cet impitoyable catfight rhétorique qu'est Ventes privées – à ce titre, on sait gré à son auteur et metteur en scène de conclure ses remerciements d'après représentation par un clin d'œil au plus iconoclaste des démographes français.

L'autre est à chercher dans les écrits dont Christophe Chabert se fend chaque semaine pour Le Petit Bulletin depuis maintenant dix-sept ans, dans le souci de fluidité et de clarté dont il y charge la moindre tournure de phrase, le moindre choix de vocabulaire, la moindre référence. Ventes privées est chevillée par la même maniaquerie, tant dans ses dialogues (naturels, mordants et légèrement surannés) que dans sa narration (qui, au-delà de sa verve politique, réserve quelques twists pas piqués des hannetons) et sa scénographie (théâtrale au sens classique du terme). Il fallait bien cela pour rendre toute la noirceur et l'intensité de cette dispute au féminin, qui se vit comme on regarde une mèche d'explosif se consumer : avec autant d'appréhension que de fascination et la certitude qu'à l'arrivée, ses deux protagonistes n'en sortiront pas indemnes. 

Vente à perte et fracas

Leurs interprètes, en revanche, en ressortent sacrément grandies. Alexandra Bialy est Kathrine, prototype de la fille à papa friquée et carriériste. Sauf que le papa en question s'est barré avec une jeunette quand elle avait six ans, laissant un «vide affectif» qu'elle comble en couchant avec tout ce qui bouge et en gérant le magasin de fringues dont elle est la manager comme un camp de travail. De la girl next door de Dans ta bulle à l'instit' coincée de Trash, la voix doucement tabagique de cette "ancienne" de l'Acting Studio s'est surtout faite entendre dans des registres où l'humour est plus un vecteur d'émotion qu'une fin en soi. Elle excelle ici dans un rôle presque exclusivement comique, tout en chancellements et cris éraillés.

Initialement pressentie pour Effraction (la première pièce du sieur Chabert, polar live où sa rigueur et son engagement faisaient déjà des étincelles), Thaïs Vauquières suit une trajectoire inverse : improvisatrice de formation et abonnée aux pitreries, des parodies cinématographiques de Didier Nathan à la bunny godiche de Trash (encore !), elle interprète avec un désarmant naturel Ophélie, employée réfractaire à l'autorité et apprentie romancière inadaptée à la société. Dans la vraie vie, Bialy et Vauquières sont les meilleures amies du monde. Dans la pièce, elles sont deux copines de lycée que le libéralisme ambiant et des défaillances patriarcales ont jeté l'une contre l'autre, et la prestation de ce duo de choc et de charme méritait à elle seule que nous sortions de notre neutralité déontologique. Reste que Ventes privées marque aussi l'avènement d'un ton et d'une patte. A cet égard, en accord avec notre visée éditoriale, il était de notre devoir de ne pas feindre de l'ignorer, au mépris des soupçons.

Ventes privées
Aux Tontons Flingueurs, jusqu'au 28 juin


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