Comme un poisson dans l'opéra

Sept ans après sa création à (feu) la Biennale du Théâtre jeune public, voici revenir "Jérémy Fisher", conte lyrique sur l'altérité et le courage d'être soi. On replonge. Nadja Pobel


Le récit tient en une phrase : un couple de pêcheurs engendre un enfant aux mains palmées et qui se recouvre d'écailles en grandissant. De cette histoire tragique et fantasmagorique, écrite par Mohamed Rouabhi en 2002, Michel Dieuaide a fait, cinq ans plus tard, un conte lyrique destiné aux enfants. Les travaux d'une telle importance à l'adresse des futurs spectateurs de "grandes" pièces sont rares ; ceux qui ne les considèrent pas comme un public au rabais encore plus. Le prestigieux Quatuor Debussy et sans cesse renouvelée Maîtrise de petits chanteurs de l'Opéra sont aux commandes de celui-ci.

Michel Dieuaide, ancien co-directeur de la Biennale du Théâtre jeune public et du Théâtre des Jeunes années – avant qu'il ne devienne le TNG avec Nino d'Introna – assure lui la mise en scène, organisant le plateau comme un large espace de lecture, avec un îlot central d'où est dite l'histoire et des galets parsemés tout autour comme autant de sièges pour les enfants de la Maîtrise qui, même lorsqu'ils ne chantent pas, sont totalement acteurs du spectacle. Le Quatuor n'est lui non plus pas relégué à une fosse, mais parti prenante du dispositif - au point d'être parfois pris à parti par les comédiens.

Big Fish

Bien sûr, toutes les traditionnelles données de l'opéra (la musique en direct, les chants lyriques, le chœur) sont au rendez-vous, mais ce Jérémy Fisher est avant tout une ode à la simplicité, avec de nombreux passages parlés par des personnages eux-mêmes très modestes. Dans ce contexte, le cynisme ambiant de l'époque jaillit avec justesse, à l'image de ce marchand d'aquarium qui s'incruste chez les parents afin de leur vendre un bocal «à tarif exceptionnel» dans lequel Jérémy pourrait s'ébrouer. Ou de cette allusion à un directeur de cirque ne voyant dans cet enfant différent qu'une attraction. Ou encore de ce journaliste de la presse à sensation, requin ayant eu vent des anomalies observées à l'échographie et qui vient à la pêche au scoop avant même l'accouchement.

En moins d'une heure où la douceur le dispute au tourment, il est aussi question de l'importance de l'école (tant pour son rôle de transmission des savoirs que de sociabilité), du conflit des générations (Jérémy rabroue régulièrement sa mère), de la théorie de l'évolution... Comme dans les meilleurs films sur ce thème – le spectacle baigne dans une atmosphère d'outre-nuit très burtonienne – le freak est le plus court chemin vers l'humanisme, jusqu'à cet élégant final où, à la faveur d'un drapé à la Christo, les parents laissent, douloureusement mais généreusement, leur fils rejoindre les océans.

Jérémy Fisher
Au Théâtre de la Croix-Rousse, jusqu'au mercredi 11 juin


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