Ressusciter le mort

Emmanuel Meirieu revient dans le théâtre de ses débuts, la Croix-Rousse, présenter sa dernière création en date, "Mon traître". Un travail court, ciselé et percutant, adapté de deux livres de Sorj Chalandon. Critique et propos – émerveillés - de l'auteur.


De la vie ordinaire des héros et anti-héros, Emmanuel Meirieu aime depuis longtemps faire des spectacles sans esbroufe, dans lesquels tout converge vers l'émotion. Mais c'est, paradoxalement, cette simplicité, ces plateaux dénudés, qui permettent de draper ses personnages d'une sorte d'éternité pas si banale. Il en avait déjà fait l'expérience avec De beaux lendemains, adapté de Russell Banks en 2011 ; il poursuit son travail dans ce sens avec Mon traître, créé au printemps 2013 à Vidy-Lausanne, non sans y adjoindre une entame de conte sur un mode inquiétant et noir, celui d'un château qui s'écroule au fur et à mesure de la naissance des enfants de ses princiers occupants. Car chez lui, même les histoires les plus enfantines déraillent. Qu'en est-il alors de celles des grands ? Ils se trahissent. En adaptant au cordeau les romans miroirs de Sorj Chalandon (Mon traître et Retour à Killybegs), Emmanuel Meirieu, associé à Loïc Varraut, plonge dans la guerre fratricide irlandaise qui culmina dans les années 80.

A l'époque l'auteur, lui-même grand reporter sur ce terrain-là pour Libération, se prend d'amitié pour Denis Donaldson, leader charismatique du mouvement armé indépendantiste, une fois ses papiers (qui seront couronnés du prestigieux prix Albert Londres) rendus. Coup de tonnerre en 2005 : Donaldson est "retourné" ; il était en fait un infiltré des services secrets britanniques. Des 120 000 mots de ces ouvrages, Emmanuel Meirieu en a gardé 6000 seulement, livrant un spectacle à l'os, d'à peine plus d'une heure, le long de laquelle se succèdent trois personnages comme autant de regards sur cette histoire traitée du point de vue de l'individu et non du politique : d'abord le luthier (avatar de l'auteur lui-même), puis le fils du trahi et enfin le trahi ressuscité.

Requiem

Les coups d'éclats et la résistance active des membres de l'IRA, allant jusqu'à recouvrir les murs de leur prison d'excréments, est ensemble d'images avec lequel la génération d'Emmanuel Meirieu (né en 1976) a grandi. Mais là n'est pas son propos, même si l'avoir à l'esprit renforce la prégnance de cette création. Ce qui reste sur le plateau est la substantifique moelle de cette folle histoire, dite sous un ciel d'orage et une pluie entièrement restituée par le truchement de la lumière. «C'est quoi trahir ? Est-ce que j'étais vraiment ton ami ?» demande d'une petite voix le luthier – nouvellement interprété par Laurent Caron, acteur des derniers films des Dardenne notamment – devant la tombe du traître qui, dans la dernière partie de la pièce, sous les traits du fabuleux Jean-Marc Avocat, reconnait d'un timbre grave et posé «avoir frappé dans le dos ceux qui [l]'ont protégé». Troisième personnage, le fils de Tyrone, blessé aussi, n'en est pas encore à l'heure de l'oubli et du pardon et entonne, vacillant,  Wake Up Dead de U2, autre emblème de ce pays en lutte et beau symbole de cette pièce constamment sur un fil.

Mon traître
Au Théâtre de la Croix-Rousse, du mercredi 15 au dimanche 19 octobre

 

Sorj Chalandon : «Je n'imagine désormais plus mes deux livres sans la pièce»

En mai dernier, à l'occasion d'un entretien sur son œuvre littéraire, Sorj Chalandon évoquait pour nous avec plaisir et émotion le spectacle mis en scène par Emmanuel Meirieu :

«Le travail d'Emmanuel a tout changé. Cela m'a bouleversé car il a réussi quelque chose que je n'avais pas réussi encore. En écrivant Retour à Killybegs et Mon traître, j'avais constamment sous les yeux le visage de Denis. Et sa voix. Et son sourire. Et cette conférence de presse où il a dit la trahison. Il y est complètement éteint, tremblant, il ne ressemble plus à rien, n'est pas rasé. Je n'avais plus que ce visage sous les yeux. Quand on m'a proposé l'adaptation, j'ai demandé deux choses importantes pour moi – si Emmanuel les avait refusées, je n'aurais pas accepté. La première était de ne me mêler de rien. Je ne voulais pas être associé à ce qu'il allait faire. J'avais fait un livre et ce qu'il allait en faire était son œuvre. La deuxième chose était que je ne voulais pas connaître le nom des acteurs qui allaient jouer les personnages. Je voulais avoir le choc car ces personnages-là pour moi existent. Antoine, c'est moi, Denis Donaldson, c'est Tyrone.

Ce qu'Emmanuel a réussi à faire et que je trouve prodigieux est qu'il a donné une voix à mon traître, un visage. Il a donné un autre visage et une autre stature au petit Antoine. De plus en plus, quand je réfléchis à mon traître, je vois des acteurs. Grâce à cette pièce, le visage de Denis en traître s'est éloigné de mes nuits, de mon imaginaire, de ma tristesse, et a été remplacé par des comédiens. Quand je pense à Denis, je revois le copain souriant, roublard, rigolard, qui boit, qui chante... Cette pièce-là m'a autorisé à prendre du champ par rapport à la vérité. Ce que je n'ai pas réussi à faire avec ce livre, la pièce l'a fait : Emmanuel Meirieu a chapardé mon traître pour en faire un être à qui je n'en veux plus du tout. C'est l'acte 3 de ce que j'ai écrit. Nous sommes dans la même histoire. Il y a Mon traître, il y a Retour à Killybegs et il y a "Mon traître d'Emmanuel Meirieu". C'est comme s'il s'était invité au moment de la trahison et qu'il portait une partie de mon sac de pierre avec les acteurs. Ils m'ont soulagé de ça. Je ne sais pas si tous les auteurs vivent ça lorsqu'une de leur pièce est adaptée, mais moi je l'ai véritablement vécu. C'est comme si j'étais en train de me noyer, qu'Emmanuel Meirieu me sort de l'eau, me réconforte sur le quai et, brusquement, je vois dans l'eau, à ma place, quelqu'un d'autre. Je n'imagine désormais plus mes deux livres sans la pièce. C'est comme une suite. Et c'est incroyable».

Sorj Chalandon
A la bibliothèque de la Croix-Rousse, samedi 18 octobre


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