Céline au bain

Céline Duval présente à Vénissieux une mise en espace de fonds retravaillés de l'amateur d'art Jules Maciet. Une invitation à redécouvrir ce que les images sont, physiquement et significativement. Jean-Emmanuel Denave


Depuis la photographie, depuis le cinéma, depuis Internet, nous serions entrés dans l'ère d'une société, voire d'une civilisation de l'image. On le répète à l'envi, ça semble aller de soi, on s'en émeut vaguement lors de dîners avinés, on y voit comme une évidence en se cognant aux passants fascinés par leurs iPhone, comme un danger pour nos enfants risquant l'analphabétisme ou le passage à l'acte violent... Mais, est-ce qu'en évoquant ces poncifs, on ne dirait pas en fait n'importe quoi ?

Marie-José Mondzain pose l'hypothèse, dans Le Commerce des regards, que « pour la première fois peut-être l'image court un grave danger et menace de disparaître sous l'empire des visibilités. Il y a de moins en moins d'images». L'image s'éteint, le regard s'étiole. L'écran s'allume, l'œil clignote. L'actuel est moins tissé d'images que baigné de visibilités : notre société est celle de la luminosité et de la luminescence, de l'écran et de la surface, du sigle et du logo, de la vitesse et du flux, de la surexposition (des feux de la rampe à la vidéo-surveillance) et de la phosphorescence. Aujourd'hui, ce que nous appelons peut-être à tort "l'image" nous sert moins à approcher ou à transformer le réel qu'à nous en protéger, voire à le refouler (c'est aussi l'une des thèses de Jean Baudrillard qui prétend que nous filtrons le monde à travers des écrans et des simulacres). «Le débordement des visibilités, poursuit Marie-José Mondzain, fait peser sur le destin de l'image et, par voie de conséquence, sur la responsabilité du regard une vraie menace. L'image en tant que telle n'est pas une catastrophe récente, mais au contraire un bien précieux inséparable de ce qui construit l'humanité, car elle est solidaire de la parole et de la pensée. C'est en cela qu'elle court les mêmes dangers qu'elle».

La fable engagée d'Actéon

A l'Espace d'arts plastiques de Vénissieux, avec un peu de malice peut-être, l'artiste Céline Duval (née en 1974, elle se présente sous le nom d'artiste "documentation céline duva"l) nous propose pourtant bel et bien un "bain d'images". Il s'étend devant nous comme une déferlante que l'on "domine" du regard et qui, pour une fois, ne nous domine pas. Des lignes de fuite se dessinent, des thématiques se font écho (la mer et l'eau justement, la grotte et le minéral, etc.). Cette surface ondulée invite le corps du visiteur à s'engager physiquement, à naviguer entre les lutrins supportant les images. Le bain proposé n'est pas celui, habituel et contemporain, d'une projection et d'une prolifération noyantes de "visibilités" sur l'oeil-écran immobile du spectateur. Il est davantage une invitation à la déambulation, à la curiosité, à la perception attentive : l'image rappelle ici ses liens essentiels au corps et au mouvement. Ce bain n'est peut-être pas non plus sans danger, quelques images exposées rappelant le mythe de Diane au bain, où Actéon (ce chasseur d'images au fond) est transformé en cerf pour avoir vu la déesse nue, puis dévoré par sa propre meute de chiens de chasse. Il y a aussi de la pulsion et du désir dans l'acte de regarder...

L'ensemble des images que l'on découvre à Vénissieux est tiré du colossal fonds d'images de Jules Maciet qui en rassembla plus d'un million (gravures, photographies, illustrations de journaux...) entre 1885 et 1911. Céline Duval en a sélectionné plusieurs dizaines qu'elle a elle-même re-photographiées, recadrées, créant des effets de flou et de profondeur de champs au sein même des travaux d'origines. L'agrandissement montre aussi les trames des journaux ou les détails du burin des estampes. Céline Duval tient ainsi les deux fils essentiels de l'image : sa matérialité sensitive et ses effets de sens (sa part symbolique et/ou imaginaire). Nous percevons ici autant la trame concrète des images que la trame imaginaire les composant ou les reliant entre elles.

Les fables dégagées du regard clinique

On retrouve ce mélange de matérialité et de signes dans une vidéo exposée par l'artiste. Un géologue y commente ses photographies de constructions ou de stratifications terrestres : on y voit de la matière brute, il y lit une histoire de la nature et des hommes, des gestes, une intelligence de la main. Les "visibilités" s'adressent à nos réflexes pavloviens (d'achat et de consommation notamment), les images, elles, s'adressent à notre sensibilité et à notre intelligence afin d'appréhender le monde, d'en complexifier l'approche, de le transformer éventuellement. Il y a des images qui parlent du monde et d'autres qui s'en abstraient. «En regardant ce cosmos visuel [le fonds Jules Maciet], je ne peux m'empêcher de penser à celui que nous voyons en temps presque réel d'après les images satellites. Cette méga image de la Terre, réalisée grâce aux nouvelles technologies, nous donne l'illusion de connaître la planète en profondeur. Mais il me semble, au contraire, qu'elle trouble notre perception et nous donne la sensation erronée de dominer le monde» déclare Céline Duval dans une interview.

L'artiste accompagne son exposition d'un petit livre organisé sur l'alternance d'un zoom arrière partant de la matérialité de la roche jusqu'à une vue de satellite, et de la découverte progressive d'un corps humain dans un livre d'anatomie jusqu'à ses entrailles et ses ossements. Double mouvement qui est peut-être aussi celui d'un double danger du regard clinique : l'abstraction désincarnée de l'astrophysicien et la morbidité du regard plongeant dans les entrailles de l'anatomiste. Au milieu du livre, Céline Duval a inséré le détail d'une gravure où l'on voit quatre personnages contempler et disserter sur un paysage caverneux autour d'eux. Regarder serait donc, pour le moins, arpenter un "paysage", le ressentir, le commenter, en débattre.

Documentation Céline Duval
A l'Espace Arts Plastiques Madeleine Lambert à Vénissieux, jusqu'au 15 novembre 


<< article précédent
Ressusciter le mort